Je vous ai parlé, la dernière fois, de mes méchants professeurs de latin, ce qui justifiait que j'étais très mauvais en latin ; permettez-moi de vous parler aujourd'hui de mon gentil professeur d'allemand et vous comprendrez pourquoi j'étais également très mauvais en allemand. Cette langue aux accents rugueux, qui m’était inconnue, a su le rester. Elle a gardé tous ses secrets, et je n’ai jamais maîtrisé ses verbes irréguliers ni ses tournures de phrases qui me sont demeurées totalement hostiles. Une vrai langue étrangère, sauvage et fière de le rester.

Pourtant, le professeur était sympa, et j’adorais ces cartes murales dont les dessins naïfs représentaient le croisement de la Hauptbahnstrasse et de la Eisenstrasse à la sortie des bureaux par un bel après-midi d’automne. Chaque objet, chaque personnage était désigné par son nom en allemand, mais cela m’intéressait peu et je préférais laisser vagabonder mon imagination sur le thème qui était évoqué. Une autre carte montrait l’intérieur d’une maison sans façade, dont les occupants étaient surpris dans leur salle de bain en train de se laver les dents. Une autre, enfin, montrait une salle de classe avec ses Stuhl et ses Tisch sur lesquelles étaient posés des Heft, des Kuli, des Bleistift et des Buch. Sur le mur de cette salle de classe, il y avait une carte représentant une salle de classe avec ses Stuhl et ses Tisch sur lesquelles étaient posés des Heft, des Kuli, des Bleistift et des Buch. Il y avait bien une carte murale sur la carte murale de cette carte murale, mais on ne distinguait plus les Stuhl et les Tisch.

Je ne suis pas certain que notre professeur d’allemand fût allemand. Peut-être, était-il alsacien, ou peut-être même « de l’intérieur ». En tous cas, il avait un nom allemand. Cela, j’en suis sûr, car je n’ai jamais pu retenir un nom allemand autre que Kurtenstraffenberg, et bien que ce n’était pas le sien, je l’ai toujours appelé ainsi. Au demeurant, si je me réfère à mon expérience touristico-germanophile, il ressemblait à un allemand. Massif et imposant, il avait la corpulence de ces généreux buveurs de bière qui passent une importance partie de leur vie à soulever de hautes chopes richement décorées, dont le couvercle articulé représente une scène de chasse en Bavière. L’oeil brillant, le cheveu coupé court, il avait la face réjouie de l’homme qui trouve son équilibre loin de l’agitation et du travail. Sa stature lui conférait suffisamment d’autorité pour qu’il n’ait pas à l’exercer autrement. Paternaliste, il remplaçait les punitions par l’inlassable rappel d’un principe de base dont il avait fait son étendard et qui consistait en « Jamais croire, toujours savoir ». Lui, savait. Du moins, je le croyais.

Dans sa classe, il n’y avait pas d’élèves « moyens », catégorie dont je m’accommodais habituellement. N’étant pas bon élève, je devais donc me résoudre à faire partie des nuls, car Monsieur Kurtenstraffenberg pratiquait le « tout ou rien ». Ce comportement carré étonnait de la part d’un individu aussi rond. Du moins, ceux qui ignoraient encore que le brave homme donnait des cours du soir. C’est que Monsieur Kurtenstraffenberg comptait beaucoup sur ces études surveillées et privées pour ajouter du lard dans sa choucroute. Il était présomptueux, voire téméraire, pour ceux qui n’en bénéficiaient pas, d’escompter jamais recevoir une bonne note de sa part. Cela frisait l’impertinence. Le comprendre, c’était s’inscrire, et s’inscrire garantissait des progrès fulgurants sans effort particulier. J’explique pour les sceptiques.

Le cours privé de Monsieur Kurtenstraffenberg était une étude collective qu’il surveillait. Pendant que les mauvais élèves s’échinaient sur leur devoir d’allemand, perdus au milieu d’une banale salle d’étude, surveillée par un pion insignifiant, qui n’était même pas professeur d’allemand (et ne le serait peut-être jamais), les bons élèves faisaient faire leur devoir d’allemand par Monsieur Kurtenstraffenberg qui, lui, était professeur d’allemand (ou Alsacien) et payé pour cela.

L’étude collective surveillée par Monsieur K. était beaucoup plus sympathique qu’une banale salle d’étude, surveillée par un pion insignifiant. Le silence n’y était pas de rigueur, et il était possible de se déplacer pour consulter un camarade de fortune sur une difficulté grammaticale. Lorsque nos efforts conjoints ne pouvaient en venir à bout, Monsieur K. nous donnait la solution. Jusque là, tout allait bien.

Arrivait ensuite le temps de la correction, car pour s’avancer, Monsieur K. notait sur le champ les devoirs qu’il venait de faire pour le compte des bons élèves. Nous montions sur la chaire et assistions à la correction debout à coté de lui. Les effets de la digestion se faisant sentir, c’est là que les difficultés pouvaient commencer. Non pas qu’il y eut à craindre quelque flatulence malodorante de la part du bibendum teuton, mais il arrivait à Monsieur K. de s’assoupir à la lecture de notre prose germanique. Alors, nous restions figés, retenant notre fou-rire, dans la crainte où nous étions de provoquer un réveil trop brutal au correcteur-dormeur qui aurait pu s’en trouver contrarié. C’est qu’en effet Monsieur K. n’aurait jamais admis s’être laissé aller dans les bras de Morphée. A son réveil, il feignait toujours l’examen approfondi de nos copies. Aussi, ne manquait-il jamais de trouver une faute à l’endroit où sa pointe Bic s’était malencontreusement posée à l’instant précis de son endormissement. Il modifiait une structure de phrase ou remplaçait un mot par un autre plus nuancé.

Est-il besoin d’ajouter que nous appréhendions ces assoupissements synonymes de fautes ? Nous nous efforcions par conséquent de présenter nos devoirs à la correction en début de soirée, les probabilités de très bonnes notes diminuant progressivement, au fur et à mesure que les risques de somnolence augmentaient avec l’heure. Toutefois, Monsieur K. était doué en allemand, et malgré les dangers que nous faisaient courir l’excès de bière et la charcuterie trop grasse, nous n’avions pas trop à nous plaindre du résultat de sa copie.