Comme chaque année ou presque depuis 21 ans j'ai passé une dizaine de jours solitaires dans « mon » île grecque, là où je sais que le bonheur m'attend sans aucun événement programmé, aucune attente excitante, rien que le sentiment d'une harmonie profonde entre ce lieu et moi.

J'ai écrit, me suis promenée, ai savouré mes rituels capuccini à la terrasse de Massimo, Turinois tombé amoureux comme moi de cette île, retrouvé la terrasse de Stamatis et sa cuisine grecque parfois sempiternelle : on peut s'en lasser si on ne raffole pas des aubergines, mais deux jours après la lassitude, on retourne y dévorer un imam fondant à souhait. (l'imam n'a rien à voir avec la religion, il s'agit d'aubergines confites au four dans une débauche d'oignons, d'herbes aromatiques et d'huile d'olive).

J'ai aussi constaté que l'île, comme les gens, change avec le temps. Les habitants, déjà, dont certains ont disparu, d'autres ont vieilli. Comme moi, forcément. Des commerces ont fermé au plus fort de la crise, d'autres se sont créés depuis un an. Des petites maisons cycladiques ont été remplacées ça et là par de somptueuses villas construites du temps où les Grecs, grisés par leur appartenance à l'Union Européenne, pensaient que leur niveau de vie allait croître sans cesse. C'était l'époque des nouveaux riches roulant en 4x4 même pour aller chercher un paquet de cigarettes à 300m de leur taverne préférée. Ma boutique de bijoux préférée a fermé, on y vend maintenant de la quincaillerie et des sanitaires…

D'autres choses n'ont pas bougé : le sourire des habitants qui me reconnaissent et sont heureux que je revienne année après année, comme un hommage à leur lieu de vie. Les tamaris ombrageant ma plage préférée, là où, manifestement, le regard de la Méduse a transformé les habitants en pierres, tant on y voit de rochers à forme humaine ou animale. Le rythme de vie tranquille, ponctué de « kali mera, ti kanis ?» (Bonjour, comment vas-tu?) et la façon discrète de ma logeuse de déposer à mon intention des friandises ou des feuilles de vigne sur la table où je travaille. Le bonheur sous un ciel sans nuage.

Il n'empêche : vers le milieu de la semaine, je me suis demandée à quoi rimait de revenir chaque année dans ce lieu où je commence à connaître le moindre gravier, la plus infime vaguelette, alors que le monde est vaste et que des paysages somptueux n'attendent que moi, ailleurs. Je ne m'ennuyais pas, mais me posais la question de savoir si je n'allais pas commencer à m'ennuyer. Bref, je me dis un soir qu'il n'était peut-être plus nécessaire de revenir…

Puis vint le jour du départ. Je grimpai dans le ferry et gagnai immédiatement le bastinguage arrière pour admirer le ballet des marins lançant leur lourdes amarres avec une précision qui me remplit d'admiration, entendre la sirène du bateau rebondir d'écho en écho sur les crêtes de l'île, sentir une dernière fois l'odeur mêlée de la mer et de l'hélichryse italienne, cette odeur de « mon » île que je reconnaitrai entre mille, les yeux bandés.

Et tandis que le ferry gagnait la pleine mer, la certitude que je reviendrai l'année suivante m'envahit comme une évidence. Bien sûr, j'irais voir ailleurs, voyager en Australie, en Espagne ou dans les Landes, m'émerveiller d'autres horizons et d'autres lumières, mais je savais, sans doute possible, que l'attachement que j'éprouve pour cette île est indéfectible malgré l'impression de déjà vu qui m'a saisie quelques fois, malgré ses défauts quand elle change et ne correspond plus tout à fait à l'île dont je suis tombée amoureuse il y a 21 ans et malgré la certitude qu'un jour ou l'autre j'aurai de la mélancolie à l'idée de mourir loin d'elle, ou près d'elle.

Et tandis que le ferry gagnait la pleine mer, j'ai pensé que l'attachement que j'éprouve pour mon compagnon de vie et quelques très rares hommes relève de la même alchimie, qui me fait me demander régulièrement si j'ai encore quelque chose à découvrir en eux et si je ne devrais pas explorer d'autres horizons tant que je garde le goût et la vaillance pour ces découvertes… et puis, tout en m'émerveillant d'autres rencontres et d'autres charmes, tout en éprouvant le besoin régulier de passer des jours ou des semaines seule, je sais que malgré ce qui m'agace en eux, malgré le temps qui les vieillit, malgré des nuages ou quelques orages, j'y reviens comme le navire à son port d'attache, pour une alchimie aussi évidente et mystérieuse que l'attachement qui m'unit à mon île.

(Photos : Françoise)