Évidemment nous avions "Il était un piano noir", ses belles mémoires inachevées, mais justement, elles laissaient un goût, délicieux sans doute, mais de trop peu... Pour les rédiger, elle avait pris la peine de retéléphoner à tous les complices qu'elle avait rejetés sur le bas-côté de la route, dans sa course en ligne droite inspirée. Ha le nettoyage par le vide autour d'elle, dès qu'elle se sentait contrariée, ça y allait à la manœuvre ! Ses amis, ses employés, ses hommes, hop là, à la porte ! Ya que nous, son public chéri, qu'elle n'a jamais abandonné. Même malade, un pied dans la tombe, elle s'échappait de l'hôpital, elle signait des décharges, et elle venait nous chanter ses merveilles. La voix éraillée, "cassée", dirait Brice de Nice (oui je sais, je viens de foutre en l'air irrémédiablement le peu de magie que j'essayais d'instiller dans ce billet), elle a tenu le coup jusqu'au bout. Elle avait besoin de nous, et nous d'elle. Il n'y eut aucune défection, nous sommes restés jusqu'à la fin, à nous meurtrir les paumes, à beugler Dis, quand reviendras-tu devant le rideau baissé, à risquer la mort dehors, attendant devant la porte de fer, la sortie de l'artiste.

Barbara et son public, c'était une communauté d'âmes. Elle a su mettre en mots et en notes sa souffrance, et ses cris d'écorchée vive ont trouvé un écho chez le plus grand nombre. Bien sûr, tout le monde n'a pas été violé par son père à 10 ans 1/2, n'a pas, juive, été traquée pendant 4 ans par les nazis, n'a pas subi comme elle d'opération lui interdisant à jamais d'avoir un enfant, n'a pas été à 2 doigts, poussée par la faim et le désespoir, de se prostituer ? Mais il n'y a pas de grands ou de petits malheurs. Il n'y a que du malheur. Elle étant arrivée à transcender le sien, à en exprimer le jus génial grâce à son art, à tout nous donner pour recevoir de l'Amour en retour, elle fut comme un exemple pour nous. Le bonheur de l'écouter, la beauté intérieure de son combat fut comme un baume à nos plaies.

S'il y a un message que Valérie Lehoux a fait passer dans son livre indispensable, c'est celui-ci : Barbara est une championne de résilience sous velours noir. Cyrulnik la cite dans "Les vilains petits canards" comme exemplaire avec ses rebonds créatifs de toute beauté. La capacité d'aller de l'avant, de s'en sortir par le haut. Un humour à couper au couteau, tous les témoignages concordent : il n'y avait pas plus drôle qu'elle, si ses chansons ne suffisent pas à convaincre :

Y aura du monde
Si la photo est bonne
Les insomnies
J'ai troqué
Hop là
Les mignons
Le temps du lilas
Le zinzin
Gueule de nuit
Les rapaces
La gare de Lyon...

Le livre regorge de ses traits d'esprit, mais, comme dit le proverbe, c'est au pied de la mort qu'on voit l'humour. Le vrai.

Nous sommes fin Septembre 1997, Barbara pète la forme, elle bavarde gaiement avec son producteur qui est venu la voir à Précy. Elle lui demande à brûle-pourpoing : "Au fait, tu as prévu quoi, comme plan marketing, pour la sortie du disque d'Or ?" Jean-Yves Billet tique un peu, car il sait que Barbara déteste le mot "marketing". Il répond : "Oh, classique : un partenariat avec une radio nationale, un spot télé, des annonces dans la presse..."

Barbara le regarde avec son air pince-sans-rire et lui lance : "Oublie tout ça, j'ai une meilleure idée..."

"Ha bon ?!"

"Oui : je meurs !"

Deux mois plus tard, le matin du 24 Novembre 1997, Barbara nous quittait. Moi je dis Chapeau bas !