La soupe
Par Tant-Bourrin, samedi 22 mars 2008 à 00:11 :: Jus de cervelle :: #928 :: rss
- Rends-toi, Graisseron, tu n’as aucune chance ! Rends-toi et tout va bien se passer ! Nous ne te ferons auc…
- Jamais !
La voix du Commissaire Lecarchaire, portée par un mégaphone, avait été brusquement interrompue par la réponse du forcené qui avait claqué dans l’air. Et, accessoirement, par le coup de feu qui avait également claqué au même instant et avait fait exploser le rétroviseur de la voiture derrière laquelle le Commissaire était accroupi.
En se débarrassant des débris de verre dans ses cheveux, Lecarchaire se demandait que faire. Oui, comment agir face à un tel coup de folie d’un homme pourtant jusque-là sans éclat ?
Toutes les informations qui lui avaient été transmises sur celui-ci, alors qu’il roulait, sirène hurlante, vers le siège social de Tartichou & Fils, lui avaient décrit un être falot et sans consistance, expert-comptable au sein de cette entreprise depuis près de trente ans, transparent, pas revendicatif pour un sou, timide et renfermé. Qu’est-ce qui avait donc pu le pousser à péter ainsi un câble, à débarquer dans sa boîte avec un fusil et à tirer dans le tas ?
La clé de l’énigme lui échappait et il lui fallait la trouver vite, Lecarchaire le sentait bien. Oui, qu’est-ce qui avait bien pu se passer dans la tête d’Anselme Graisseron ?
La tête d’Anselme Graisseron, justement, entrons-y. Passons les cellules empoussiérées par trente ans d’expertise comptable et dirigeons-nous vers cette zone rougeoyante de son cerveau, cette zone où bouillonnent toutes les rancœurs accumulées depuis des mois et des mois.
Car Anselme, sous des dehors placides, avait peu à peu nourri un ressentiment envers son entreprise tel que sa boîte crânienne s’était retrouvée soumise à une pression explosive. Une cocotte-minute oubliée sur le feu. Mais une cocotte-minute qui ne disposait pas d’une soupape de sécurité. Un jour, tout avait fini par exploser.
Mais pour en arriver là, il lui avait fallu en subir, des humiliations !
Il se les repassait d’ailleurs dans sa mémoire, histoire d’aller y puiser un supplément de rage.
Il y avait ce nombre incalculable de fois où il avait trouvé le photocopieur indiquant « bourrage papier » alors qu’il voulait s’en servir. Il avait alors dû extraire lui-même difficilement les pages coincées dans la machine tout en maudissant ses collègues indélicats qui avaient préféré attendre qu’une bonne poire le fasse à leur place.
Et puis il y avait ses stylos Bic qui, régulièrement, finissaient par disparaître. On venait se servir sur son bureau, il en était sûr !
Et l’autre jour, le rouleau de papier toilette fini alors que, pour une fois, pris par une petite crise diarrhéique, il avait utilisé les WC du bureau pour une grosse commission (d’habitude, il prenait ses précautions avant de se rendre au travail)… Un hasard ?
Et cette tache de café sur la moquette du couloir juste devant la porte de son bureau ? On ne lui ferait pas croire qu’un collègue un peu fourbe n’avait pas fait exprès d’en renverser ici ?
Et sa corbeille à papier qui, l’autre soir, n’avait pas été vidée ? Une coïncidence ?
Et puis… Et puis…
Toutes ces vexations lui remontaient les unes après les autres à la gorge.
Jusqu’à l’ultime vexation.
Ce mercredi, il s’était rendu, vers 9h12 comme tous les jours, à la machine à café. Il avait glissé sa pièce de vingt centimes dans la fente, appuyé sur la touche « café décaféiné long sans sucre », pris le gobelet, l’avait porté à sa bouche… et avait tout recraché. Du potage à la tomate ! Il n’avait jamais demandé ça ! Et, pour le coup, il venait de se faire gruger de vingt centimes !
Anselme Graisseron avait fait des pieds et des mains pour récupérer son dû : il avait téléphoné au gestionnaire des distributeurs, écrit au service logistique, alerté son chef de service, en vain. Le monde entier semblait sourd à sa juste requête, et cela lui tordait furieusement les tripes.
En désespoir de cause, il avait sollicité un entretien auprès du Directeur.
- Entrez, entrez, Monsieur Graisseron, asseyez-vous, je vous en prie !
Le Directeur, on le voit, avait bien révisé ses fiches juste avant l’entretien, vu qu’il ignorait la veille encore jusqu’au nom de son employé. Mais il se targuait de pratiquer un management moderne et d’être à l’écoute de ses troupes.
- Alors, Monsieur Graisseron, vous avez souhaité vous entretenir avec moi. Qu’est-ce qui vous emmène ? Rien de grave, je l’espère !
- Hélas, si, Monsieur le Directeur, quelque chose de particulièrement grave !
Le visage du Directeur s’allongea un peu sous le coup de l’imprévu. Il s’était préparé à un entretien type « demande d’augmentation » pour lequel il avait déjà les arguments classiques tout prêts à être objectés (« vous savez, la conjoncture est difficile, nous ne pouvons pas dépenser plus que nous gagnons, la concurrence des Chinois, etc. »). Là, il ne savait plus à quoi s’attendre.
- Heu… Eh bien, je vous écoute.
- Voilà, Monsieur le Directeur, avant-hier, j’ai mis vingt centimes dans le distributeur du palier, j’ai demandé un café décaféiné long sans sucre et la machine m’a donné un potage à la tomate.
- Heu… Oui, c’est fâcheux, mais... heu... que voulez-vous que j’y fasse ?
- J’ai contacté le gestionnaire, le service logistique, Monsieur Lamiquette, mon chef de service, et tout le monde m’a signifié une fin de non-recevoir. C’est absolument intolérable !
- Heu… Oui. Et ?
- Et j’ose espérer, Monsieur le Directeur, que vous voudrez bien intercéder en ma faveur et faire le nécessaire pour que ma demande de remboursement soit accueillie avec faveur par le service de gestion ou, à défaut, par le service du contentieux, car je ne voudrais pas en être réduit à faire appel aux prud’hom…
- ASSEEEEZ !!! Monsieur Graisseron, je suis Directeur d’une entreprise qui fait 14 millions d’euros de chiffres d’affaires : je ne suis pas là pour écouter vos jérémiades à vingt centimes !
- Mais, Monsieur le Directeur, je…
- SOOORTEZ ! IMMÉDIATEMENT !!!
Anselme Graisseron en fut mortifié. Un crachat à la gueule, voilà ce qu’il venait de recevoir. C’est à cet instant précis qu’il ouvrit les vannes de sa rage criminelle. Il fit un rapide aller-retour à son domicile, revint avec le fusil de chasse de feu son grand-père et déboula de nouveau dans le bureau du Directeur après avoir envoyé la porte valdinguer d’un coup de talon.
- Graisseron ! Que venez-vous refaire ici ? Je croyais pourtant vous avoir dit de… heu… glups…
Le Directeur venait de remarquer successivement le rictus de rage qui défigurait la face empourprée d’Anselme Graisseron, le léger filet de fumée qui s’échappait de chacune de ses oreilles et, accessoirement, l’arme que celui-ci pointait dans sa direction. Mais que préconisaient donc les méthodes de management moderne en pareil cas ?
Anselme ne lui laissa pas le temps de retrouver la réponse : un coup de feu claqua, le crâne du Directeur se transforma en fontaine de sang. Et d’un !
Il sortit dans le couloir. Des cris de panique fusaient déjà. Là-bas ! Jean-Barthold Grignoteux, le chef du service du contentieux ! Second coup de feu. Second cadavre.
Puis, alors que tout l’immeuble semblait s’être vidé en moins de douze secondes de tous ses occupants (un record comparé au quart d’heure du dernier exercice incendie !), Anselme entendit un pet foireux en passant devant un bureau. Pierre-Ken Jolicoude n’avait pu contenir le trop-plein d’émotion qui l’étreignait et cela causa sa perte : un troisième claquement et son corps ensanglanté joncha à son tour le sol.
Constatant alors qu’il n’y avait plus personne sur qui passer sa rage vengeresse, Anselme Graisseron décida de monter sur la terrasse du bâtiment : de là-haut, il y aurait sûrement quelques cartons intéressants à faire !
Et il y en eut, en effet : la voiture de Josiane Duragot, ainsi qu’une dizaine d’autres dont il ignorait le propriétaire, quelques passants qu’il ne put, hélas, que blesser, les vitres de l’ambulance, celle d’un abribus… Anselme avait soudain l’impression d’exister. Les environs de Tartichou & Fils ressemblaient désormais à un camp retranché. Il devinait, au loin, les voitures de police, les journalistes et tout le toutim. Le monde entier allait comprendre qu’une injustice devait se payer un jour !
Toujours tapi derrière une voiture, le Commissaire Lecarchaire restait bien embarrassé. Il n’arrivait pas à trouver prise avec ce fou furieux qui, d’après les témoignages, avait été rendu frappadingue pour une histoire de potage à la tomate. Comment pouvait-on tuer trois personnes et en blesser treize pour un potage à la tomate ? En tout cas, il était sûr d’une chose : il fallait maintenir le contact, parler, parler, peut-être finirait-il par le ramener à la raison ? Il reprit son mégaphone.
- Graisseron ! Fais pas le con ! Pose gentiment ton arme et rends-toi, il ne sera fait aucun mal !
- Jamais !
- Le quartier est cerné, ça ne sert à rien ! On comprend que tu sois en colère : c’est mauvais, le potage à la tomate, mais tu as juste dû te tromper de bouton ! Pas la peine de buter tout le monde pour ça !
Sans le savoir, le Commissaire venait de plonger Anselme dans le doute. Au fait, c’est vrai, ça, se dit-il en se remémorant la disposition des boutons sur la machine à café, le bouton du potage à la tomate se trouve juste en dessous de celui du café décaféiné long sans sucre. Il était un peu fatigué mercredi et, si ça se trouve, il avait juste appuyé sur le mauvais bouton !
La rage d’Anselme Graisseron retomba aussi vite qu’elle était montée. Il se redressa, émergeant du muret de la terrasse derrière lequel il était terré.
- Vous allez rire tellement c’est ballot, mais j’ai bien l’impression de m’être énervé pour rien, j’ai dû en effet me tromp…
Anselme Graisseron ne finit jamais sa phrase : vingt-trois coups de feu avaient claqué quasi-simultanément de tous les coins où les tireurs d’élite du GIGN s'étaient embusqués. Il bascula et s’écrasa cinq étages plus bas sur le bitume.
Le sang d’Anselme fit une large flaque autour de son cadavre, d’un rouge un peu pâle. On aurait presque juré du potage à la tomate.
Commentaires
1. Le samedi 22 mars 2008 à 01:54, par Saoulfifre
2. Le samedi 22 mars 2008 à 08:03, par nathalie
3. Le samedi 22 mars 2008 à 10:05, par Andiamo
4. Le samedi 22 mars 2008 à 10:49, par calune
5. Le samedi 22 mars 2008 à 12:24, par La poule
6. Le samedi 22 mars 2008 à 16:06, par Kinishao
7. Le samedi 22 mars 2008 à 20:30, par lorent
8. Le samedi 22 mars 2008 à 21:03, par Tant-Bourrin
9. Le samedi 22 mars 2008 à 22:35, par ophise
10. Le dimanche 23 mars 2008 à 00:42, par manou
11. Le dimanche 23 mars 2008 à 07:44, par Tant-Bourrin
12. Le dimanche 23 mars 2008 à 09:20, par antenor
13. Le lundi 24 mars 2008 à 09:41, par Martine
14. Le lundi 24 mars 2008 à 09:55, par Tant-Bourrin
15. Le lundi 24 mars 2008 à 23:38, par pousse manette
16. Le mardi 25 mars 2008 à 05:16, par Tant-Bourrin
17. Le mardi 25 mars 2008 à 11:00, par Gi
18. Le mardi 25 mars 2008 à 18:49, par Tant-Bourrin
19. Le mercredi 26 mars 2008 à 09:00, par bakemono
20. Le mercredi 26 mars 2008 à 20:28, par Tant-Bourrin
21. Le mercredi 9 avril 2008 à 03:35, par Cassandre
22. Le mercredi 9 avril 2008 à 05:17, par Tant-Bourrin
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