DING-DONG ! Le carillon de l'entrée sonne. Simone tressaille, surprise, elle coupe la plaque à induction sous la casserole, elle s'essuie hâtivement les mains sur son tablier.

- Qui ça peut être, se demande-t-elle ? Elle se dirige vers l'entrée, aperçoit une silhouette à travers le verre dépoli, déverrouille la porte en PVC blanc de chez "Latriple".

- Ah, bonjour facteur ! Le préposé est là, casquette rejetée en arrière, un "colissimo" à la main.

- Un recommandé, M'dame Ronchard !

Signature, petit pourliche. Avant de rentrer, Simone jette un regard circulaire sur "sa" résidence, cent cinquante maisonnettes identiques, des jolies pelouses arborées (comme ils disent ces cons), un sourire satisfait illumine sa face déjà avachie.

Nous avons réussi, pense-t-elle ! Un croum qu'elle aura fini de rembourser dans dix ans, si tout va bien... A cette seule idée, elle se signe, discrètement, des fois qu'on la remarque.

Quarante-six ans, des fins de mois difficiles, un mari chef comptable dans une petite boîte d'import-export, deux mômes aux visages ingrats, plus préoccupés par leur acné que par les études, dix-neuf ans pour le garçon, deux de moins pour la fille.

Simone se retrouve dans SA cuisine, toute neuve la cuisine, une "Latriple" elle aussi, Robert la lui a offert pour leurs vingt-cinq ans de mariage, elle aime caresser le plan de travail en vrai "faux-marbre" !

Alors elle pose le petit colis jaune, ouvre le tiroir à roulettes, d'un mouvement si doux qu'on dirait une caresse. Simone a vraiment beaucoup de chance, placards à profusion, table à induction, four encastré : haute technologie a assuré le vendeur, température réglable au degré près ! Lave-vaisselle, réfrigérateur américain, avec glaçons et glace pilée à la demande !

Mais surtout LE four à micros-ondes ! Simone en fait un usage intensif, c'est incontestablement la reine des surgelés, elle pensait s'y mettre, avec une cuisine si moderne, mais cette grosse loche a bien vite repris ses habitudes : télé à longueur de journée, et vite fait la décongélation, quand arrive l'heure de la bouffe.

Sans hâte, elle ouvre son colis. A l'intérieur, bien enveloppée dans plusieurs couches de papier, une petite bouteille de Perrier. L'étiquette a été retirée, mais elle est tellement reconnaissable, grâce à sa forme si particulière.

Simone dévisse lentement le bouchon, sent le contenu, perçoit une légère odeur de cannelle, de vanille, et autre chose d'indéfinissable. Elle en verse très peu sur le bout de son doigt. La substance est sirupeuse, d'un joli vert amande, elle la goûte du bout de la langue, c'est sucré, parfumé, la cannelle sans doute : pas mauvais, conclut-elle.

Puis elle retourne à sa casserole abandonnée tout à l'heure, elle se prépare un bol de chocolat, dans lequel elle trempera des tranches de brioche achetées à "l'AUCHCLERCROISEMENT". Depuis bien longtemps, les enfants ne rentrent plus déjeûner, le lycée et la fac sont trop loin, alors cantine ! Ainsi, elle peut tout à loisir se vautrer dans son beau canapé, acheté par correspondance aux "Deux Redoutables Belges", son bol de choco dans une main, les tranches de brioche tartinées Nutella bonne couche à portée de l'autre ! Et surtout, devant son feuilleton préféré : "les feux de l'amour".

Elle ne parvient pas comme à son habitude à se concentrer sur les péripéties amoureuses de ses héros préférés, cela l'agace. Alors elle se lève, en plein milieu de l'épisode, au moment précis où Truc va peut-être, et enfin, rouler une pelle à Machine.

Elle se dirige vers la cuisine : "je vais confectionner un gâteau", dit-elle à haute voix !

Jamais elle n'a fait ça, oh ! Elle ne se lance pas dans une recette très compliquée, elle va préparer un gâteau au chocolat pour sa petite famille, ils vont être heureux, pense-t-elle.

Elle enfile un manteau, et se rend à pieds jusqu'à l'AUCHCLERCROISEMENT tout proche, afin d'y acheter les ingrédients nécessaires : chocolat noir, farine, un sachet de levure, des oeufs.

A peine rentrée, elle confectionne son dessert, dispose la préparation dans un moule à manqué, sans oublier d'y ajouter une cuillérée à café du si joli sirop reçu le matin même. Trente minutes au four, elle sort son chef-d'oeuvre, l'admire, puis le pose sur la paillasse afin qu'il refroidisse.

Waouh ! Tu nous a gâtés, s'esclaffe Robert. Ah oui, reprennent à l'unisson les charmants "boutonneux", c'est vraiment toi qui as tout préparé ?

- Ben oui, répond l'interpellée.

Et puis ce petit goût de je ne sais quoi... Vanille, cannelle, peut-être ? En tout cas, c'est rudement bon, reprennent en choeur les Einstein de la banlieue Nord.

Après le Navarro du soir, quand Simone et Robert se retrouvent, ils font ce qu'ils ont négligé depuis bien des mois.

Le lendemain, Simone est prise de la même frénésie culinaire que la veille, elle se rend dans sa grande surface préférée, et achète de quoi préparer une tarte aux pommes !

Elle confectionne elle-même la pâte brisée, tout lui semble facile, elle épluche les pommes, les coupe en fines lamelles, forme de jolis dessins en disposant les quartiers de "Golden delicious" d'une qualité exceptionnelle, l'indispensable cuillère à café de sirop, HUMMM, ils vont se régaler.

La fête ! Robert complimente abondamment son épouse, les enfants sourient, eux les "adoléchiants", comme se plaît à les appeler leur père, ils sourient !

Le soir, au moment du coucher, Monsieur est encore pris d'une rage de cul, qui fait pleinement le bonheur de Madame !

Toute la semaine, la famille Ronchard a droit à des desserts "maison" : flan, Charlotte aux fraises, et même un Saint-Honoré servi dimanche ! Rien n'arrête Simone pour régaler sa petite famille.

Quand, le lundi matin, Simone se retrouve seule dans sa belle cuisine, elle entreprend de confectionner un sirop.

Tout d'abord quelques emplettes indispensables, dans son incontournable, "AUCHCLERCROISEMENT" : du sucre de canne, une gousse de vanille, de la cannelle, sans oublier le pack de petites bouteilles de Perrier.

Alors, sur sa jolie plaque à induction, elle prépare un sirop, parfumé à la vanille, ainsi qu'à la cannelle, puis incorpore le reste de sirop reçu la semaine précédente, enfin elle ajoute des colorants : E 104, E 131, ils ne servent à rien, mais ils sont si jolis, et leur couleur vert-amande tellement en harmonie avec la teinte verdâtre qui commence à couvrir les mains de la famille Ronchard, ainsi qu'une partie de leur corps.

Simone a versé le sirop dans cinq des petites bouteilles de Perrier, c'est avec un peu de mal, qu'elle termine les petits paquets destinés à ses meilleures amies, les petites membranes qui poussent entre ses doigts la gênent un peu.



dessin Andiamo