Dès sa transformation achevée, l'appel instinctif de l'humus prenait alors en lui le pas sur toute autre considération : il rampait jusqu'au jardin pour se fouir sous terre. Toute la nuit durant, il creusait ses galeries, dégustant avec délectation des monceaux de débris organiques, pour n'émerger qu'au petit jour, à demi étouffé, crachant la terre qui obstruait sa bouche redevenue progressivement humaine.

Le jour qui suivait, malgré tout le soin apporté à sa toilette, Pancrace arborait des traces de son équipée nocturne, d'infimes débris organiques, des restes de terre sur sa peau, dans ses cheveux. Mais personne, au sein du service comptable dans lequel il travaillait, n'avait semble-t-il remarqué ce détail.

La vie de Pancrace s'écoulait, morne et fade entre les pleines lunes. Son secret était bien caché : seuls ses parents, eux-mêmes lombrics-garous, bien évidemment le connaissait, Pancrace n'en avait jamais parlé à quiconque. Comment eût-il pu, de toute façon, s'ouvrir à qui que ce soit sans qu'on le prît pour un fou ou un monstre ?

Pancrace était donc un célibataire endurci, malgré toute l'attirance qu'exerçait pourtant sur lui la gent féminine. Et d'ailleurs, depuis quelques jours, Pancrace n'était pas indifférent au frais minois de Pulchérie Dubuvard, une jeune aide-comptable qui venait d'être embauchée dans le service.

Mais la lubricité de Pancrace Griffouillous dut se taire sous le poids de sa lombricité : quelle femme pourrait accepter de vivre avec un homme qui devenait ver de terre une nuit par mois ? Il ne manifesta donc jamais la flamme qui l'avait envahi et recouvrait son coeur d'une nouvelle couche de désespoir.

Ce fut quelques jours plus tard que tout arriva. Plus précisément un lendemain de pleine lune.

Pancrace Griffouillous, l'esprit un peu embrumé par une nuit passée à creuser des galeries souterraines, restait les yeux dans le vague, face à son écran d'ordinateur, à se gratter légèrement la tempe et faire ainsi choir de fines particules de terre qui s'étaient nichées dans sa chevelure. Et puis, du vague, son regard obliqua imperceptiblement vers Pulchérie Dubuvard, dont le bureau se trouvait quelques mètres plus loin dans le vaste open space.

Pancrace prenait souvent plaisir à contempler discrètement la fine silhouette de l'aide-comptable, de dos, activée à la préparation des bilans comptables de fin d'année.

Et soudain, une vive émotion le saisit : là, sur cette nuque qu'il connaissait déjà par coeur, il y avait comme une trace sombre. Cela ressemblait à... de la terre !

Pancrace sentit un battement incontrôlable dans sa poitrine. Serait-il possible que... Il ne lâcha dès lors plus Pulchérie du regard, à l'affût d'autres petits signes imperceptibles.

Imperceptibles, sauf pour lui : il eut envie de sauter de joie lorsqu'il discerna un peu de terreau dans les boucles de ses cheveux, puis encore d'autres traces, là, en bas, sur sa cheville. Et puis elle semblait elle aussi épuisée, comme si elle avait passé la nuit à...

Une lombric-garou !

Pancrace était désormais en proie à une excitation sans limite. Les lombrics-garous semblaient en extinction et jamais il n'aurait cru croiser un jour la route d'une de ses semblables. Et ce jour était arrivé, et en plus elle était ravissante comme un coeur.

Il voulut toutefois avoir des certitudes sur la vraie nature de Pulchérie : ne s'enflammait-il pas trop vite ? Etait-elle vraiment une lombric-garou ? Peut-être avait-elle seulement fait du jardinage la veille ?

Il résista, douloureusement, à l'envie de se jeter à ses pieds pour lui clamer son amour et décida d'attendre la pleine lune suivante.

D'ici là, il ne nota plus rien de particulier dans la tenue de Pulchérie : elle avait retrouvé sa pleine forme et toute son énergie, sa peau et sa chevelure ne révélaient plus la moindre souillure d'humus.

Mais le lendemain de la pleine lune, Pancrace remarqua de nouveau tous les détails terreux qui indiquaient qu'elle était bien son alter ego... et qu'elle pouvait donc devenir son âme soeur...

Pancrace, si réservé en apparence jusque-là, partit donc à la conquête de sa belle, plaisantant avec elle, l'accompagnant à la cantine, l'invitant au restaurant...

Elle fut réticente au départ : elle semblait hésiter, comme si l'aventure la tentait mais quelque chose la retenait. Quelque chose... comme un secret.

Un secret que Pancrace connaissait. Il décida donc de lui faire comprendre qu'ils étaient semblables, alors qu'il la croisait dans le local des photocopieuses.

- Vous savez, Pulchérie, inutile d'avoir peur de vous révéler : je connais votre secret.
- M... Mon secret ? Mais de quel secret parlez-vous ?
- Vous croyez que je n'ai pas remarqué votre mine les lendemains de nuit de pleine lune ? Et ces traces de terre sur vous ?
- ...
- Mais je vais vous un autre secret : je suis comme vous.
- Co... comme moi ? Que... que voulez-vous dire ?
- Moi aussi, les nuits de pleine lune je me transforme. Moi aussi, je m'enfonce sous terre et passe les nuits à creuser dans l'humus. Moi aussi, je suis fatigué, le lendemain, au bureau.

D'abord interdit, le visage de Pulchérie Dubuvard sembla soudain s'illuminer : un immense sourire s'y dessina et une larme d'émotion perla à sa paupière.

- Oh c'est trop beau ! Je ne suis donc pas seule à être comme je suis, c'est merveilleux !

Et elle lui tomba dans les bras.

Les jours qui suivirent furent merveilleux : ils flirtèrent, firent des sorties, se découvrirent, s'apprécièrent, s'aimèrent un peu, beaucoup, passionnément, à la folie...

Et nuit après nuit, la lune s'arrondissait dans le ciel. Quand approcha la date de la métamorphose, Pancrace eut une idée qu'il exposa discrètement à Pulchérie à la machine à café.

- Ma chérie, puisque ce soir nous allons nous métamorphoser, pourquoi ne pas se retrouver ensemble sous terre ?
- ...
- Oui, écoute : ce soir, plutôt que de venir chez toi à pied comme d'habitude, j'attendrai que la nuit soit tombée et je viendrai chez toi en passant sous la surface ! On pourrait se retrouver sous ton jardin ! Ça serait excitant pour notre première métamorphose commune, non ?

Pulchérie sourit, enchantée à cette idée.

- Oui, c'est une bonne idée ! En plus, pour une fois, la pleine lune tombe un vendredi soir. A l'aube, quand nous sortirons de terre, tu passeras le week-end chez moi !
- Hé, hé ! C'est bien l'idée que j'avais en tête ! Pourquoi crois-tu que j'ai laissé quelques vêtements dans ton armoire ? C'est pour avoir de quoi me rhabiller après être allé chez toi nu... comme un ver !

Il fit un clin d'oeil à Pulchérie qui en rosit de plaisir. Vivement cette nuit !


Quand Pancrace sentit, le soir venu, la transformation de son corps commencer à s'opérer, il se dévêtit bien vite et attendit qu'elle soit complète. Puis il rampa jusqu'au jardin et commença à creuser, le coeur battant d'aller retrouver sa tendre chérie sous une forme nouvelle.

Le chemin, heureusement, n'était pas trop long qui le menait, de façon souterraine, jusqu'au jardin de sa belle. Il sut d'ailleurs bientôt, comme par un sixième sens, qu'il était presque rendu à destination.

Il entendit bientôt un bruit insignifiant. Etait-ce bien elle ? Oui, sans aucun doute, Pancrace sentait l'odeur animale de Pulchérie. Quelques mètres, quelques centimètres et il serait face à face, si tant est qu'on puisse attribuer une face à un ver de terre.

Mais le bruit sembla se faire plus fort, la terre bougeait beaucoup.

- Bigre, quelle énergie elle met à me rejoindre, songea Pancrace, un vrai tremblement de terre !

Et soudain, des griffes émergèrent devant lui, suivi d'un immense museau. Il sentit alors l'insoutenable douleur des dents qui se plantaient dans sa chair, son corps déchiqueté, broyé.

Et puis plus rien.

Pancrace avait bien percé le secret de Pulchérie Dubuvard : toutes les nuits de pleine lune, elle subissait une métamorphose et allait creuser sous terre comme lui.

Il s'était juste trompé sur un insignifiant détail : elle n'était pas une lombric-garou, c'était en fait une taupe-garou.