Méfiez-vous du bigophone.

L'engin est retors, hypocrite et imprévisible. Sous une fausse réputation d'objet foncièrement utile dont l'opportunité de l'invention n'a plus à être argumentée, il vous décoche parfois de ces coups de pieds en vache dont la gravité est bien réelle, toute d'ordre affectif qu'elle soit.

Je lui susurre un banal :

"Comment vas-tu, vieille branche, depuis le temps ?".

J'ai soigneusement choisi ma formule afin qu'elle soit la plus neutre, la plus poncifiante possible. La conversation pouvait dès lors s'engager sous des auspices socialement conventionnels, conviviaux, chaleureux et consensuels. Je pouvais tenir pour acquit que les sujets abordés ne seraient qu'effleurés et que rien ne déborderait du cercle convenu du bavardage poli. En recherche de notre plus grand dénominateur commun, respectueux des tabous, j'éviterai les phonèmes potentiellement exacerbeurs de tensions rappelant, que sais-je, des différences de classe sociale, un ancien conflit oublié des mémoires ou bien l'évocation d'un héritier peu valorisant, voire ignominieux.

Je me contenterai de circonscrire mes questionnements curieux dans un cadre classique ne pouvant déranger aucune habitude prise, m'attachant à employer des termes d'une banalité rassurante, ce brouhaha de mots simples et gais fleurant, si ce n'est le bonheur, du moins l'absence de noirs nuages dans le ton de ma voix. Je m'appliquerai à camoufler mes doutes, à tenir bien caché le dégoût profond que je ressens pour tant de choses, chez les autres comme chez moi, surtout chez moi, à simuler un dynamisme intérieur que je sais disparu dans mes veines depuis que... Vous comprenez, la communication doit se soumettre à des codes validés par tous pour le bien de tous ? Vous imaginez le désastre si la Vérité prenait la parole, donc le Pouvoir ? Si les gens nous révélaient le fond de leurs pensées, à sec, sans précautions oratoires ?

Me retrouver brutalement confronté au désespoir d'un ami, d'un amour, d'un parent. Qui m'a toujours généreusement protégé de cet odieux spectacle par respect, par pudeur, par courage. Et qui exige de moi la solidarité, l'altruisme, le regard en face. Et qui m'extirpe de ma cuirasse, de ma coquille protectrice, isolante, à coups de vérité sur la tête. Et qui me répond d'une voix rauque, bizarre :

"Mal, très mal. Je souffre. Les docteurs me donnent trois mois."