Bip... Bip... Bip... Biiiiiiiiiiiiiiiip !

En une fraction de seconde, le signal de départ avait libéré l'énorme potentiel musculaire de Bart Turinno. Une formidable poussée sur les bâtons pour jaillir du portillon de chronométrage et tout de suite la terrible déclivité du haut de piste dans laquelle il fallait chercher à prendre le maximum de vitesse. Rester ferme sur ses appuis et tout en souplesse à la fois. Aller grappiller les centièmes de seconde qui font ou défont un champion olympique de descente.

Bart maîtrisa parfaitement le haut de la piste. Sa prise de carres fut courte et rapide à l'entrée du premier virage et lui permit d'atteindre une haute vitesse dans le premier tiers du parcours. Il conserva bien ses appuis dans la compression, puis réussit parfaitement le saut qu'imposait le modelé du terrain. Nouvelle courbe, à droite cette fois, légèrement glacée en surface. Turinno l'aborda très proprement et garda la trajectoire idéale, là où tant d'autres concurrents avant lui avaient fini endoloris dans les filets de sécurité.

Il se sentait tout simplement indestructible. Son chronomètre mental était au vert : il était parti pour faire un temps canon, aucun doute là dessus ! Il fallait maintenant laisser filer ses skis et dévaler vers l'aire d'arrivée, où se massait la foule qui allait l'acclamer, en s'efforçant de conserver l'avantage acquis.

En position de l'oeuf pour rechercher la meilleure pénétration dans l'air, glissant à plus de 130 km/h, il savourait déjà le parfum de la victoire et...

... et tout à coup, il n'y eut plus rien. Plus le souffle glacé de l'air déchiré. Plus de piste enneigée. Plus de public prêt à célébrer son triomphe. Juste des carreaux de faënce et une vieille porte en bois, fermée par un loquet. Et en guise de parfum de victoire, une puanteur désagréable.

Bart Turinno écarquilla les yeux, frappé d'une indiscible stupeur. Il était toujours en position de l'oeuf, les jambes légèrement écartées, les genoux fléchis, le torse basculé vers l'avant. Mais son pantalon baissé gisait sur ses mollets. Et sous son postérieur dénudé, un trou dont la bordure était maculée de traces brunâtres qui semblaient faire le bonheur d'une nuée de mouches.

- Mais... mais...

Son regard allait frénétiquement à droite, à gauche, au plafond, se posait sur le trou, aussi béant que sa bouche, sans arriver à se convaincre de la réalité de sa présence subite et inexplicable dans un lieu d'aisance. Il palpa frénétiquement son corps, ses bras, ses jambes, espérant que la pulpe de ses doigts les traverserait, comme dans un mauvais rêve. Mais non. Il était bien là, accroupi sur des chiottes à la turque, alors qu'une fraction de seconde plus tôt, il était en passe de remporter le titre olympique de descente.

Mais où était donc passé sa combinaison de ski ? Comment avait-elle pu se transformer ainsi en un vieux blue-jean et en un sweat défraichi ? Et qu'était-il advenu de ses skis ? De la piste ? De la course ? Où était donc passé la vraie vie ???

Il se sentait défaillir. Comment une telle chose était-elle seulement possible ? La gorge obstruée par une boule de désespoir et de terreur, il se redressa. Un étron glissa le long de sa jambe et s'écrasa sur son pantalon.

- Et mer...

- ...de !

Le froid glacé lui cingla le visage alors qu'il finissait son juron. Il eut grand mal à conserver son équilibre, lancé qu'il était à une vitesse folle sur ses skis. La foule amassée plus bas poussa un "ho" de stupeur : pourquoi donc Bart Turinno s'était-il redressé en plein schuss d'arrivée alors que la victoire lui paraissait acquise ?

Comprenant en un éclair qu'il avait dû rêver, Bart instinctivement se remis en position de l'oeuf pour sauver encore ce qui pouvait l'être et...

... lâcha un gros pet sonore qui résonna dans les toilettes.

- Mais... Qu'est-ce que...

Il était de nouveau en train de se vider sur une vieille chiotte à la turque. Il se déplia, en proie à un vertige, et...

... faillit chuter lourdement dans la neige. Il se rétablit acrobatiquement sur ses talons et reprit sa position de recherche de vitesse, le coeur palpitant, avec la hâte d'atteindre la ligne d'arrivée et d'en finir avec ce cauchemar.

Mais la vieille porte en bois se dressait de nouveau devant lui.

Mais non, c'était l'aire d'arrivée qui se rapprochait !

Non, encore la porte en bois.

Les images se succédaient de plus en plus vite devant ses yeux incrédules, jusqu'à se mêler intimement. Porte en bois. Neige. Faience. Piste. Chiotte. Arrivée. Merde. Médaille. Loquet. Skis...

- Commissaire, on vient de recevoir le rapport d'autopsie du macchabée de l'aire de Roubrinville.
- Enfin ! Alors, on y voit un peu plus clair sur ce qui a bien pu se passer ?
- Eh bien... hum... à vrai dire...
- A vrai dire quoi ? Au fait, Farfelious, au fait !
- Heu... le rapport conclut que le type est mort d'un enfoncement complet de la boîte crânienne, visiblement en heurtant violemment la porte en bois des chiottes dans lequel on a trouvé le corps. Vous auriez vu l'état de la porte !
- Etrange, en effet. Le loquet était fermé de l'intérieur et j'imagine mal un gus venant fracasser le crâne de sa victime sur une porte en bois à l'intérieur d'un espace aussi restreint. Il faut donc croire que c'est bel et bien un suicide et que la victime s'est elle-même jetée tête en avant sur la porte. Drôle de façon d'en finir !
- Oui, Commissaire, mais ce n'est pas ça le plus étonnant... Le médecin légiste a été impressionné par l'état du crâne. De la vraie bouillie selon lui. D'après ses estimations... mais ça paraît complètement fou...
- Au fait, au fait !
- Eh bien, d'après ses estimations, il juge que le type devait être lancé à plus de 100 km/h pour avoir mis son crâne dans cet état !

Le commissaire marqua un instant de stupeur, puis un petit sourire narquois lui vint aux lèvres.

- Plus de 100 km/h ? A pied et avec moins d'un mètre de recul ? Et puis quoi encore ? Il faudrait qu'il se rende compte que c'est pas Superman qu'il a autopsié, le légiste ! En voilà un qui commence sérieusement à sucrer les fraises !
- Ou alors c'est qu'il boit trop ! A ce qu'il paraît, il a une sacrée descente !