Il avait toujours été beau. Bébé, déjà, les femmes dans la rue s’arrêtaient, se penchaient sur le grand landau style "British" et s’exclamaient :

- Dieu qu’il est beau !

Marguerite, la maman, se redressait alors et bafouillait un merci, en rougissant de confusion, puis immanquablement leur répondait :

- Ne le dites pas trop fort, il va finir par le croire !

En grandissant, cela se confirma, Georges devenait de plus en plus beau, cheveux blonds, yeux bleus, bien bâti, déjà beau parleur, gentil, aimable, un amour d’enfant ! Quand dans la rue les fillettes jouaient à la corde en récitant des comptines :

- Le Palais Royal est un beau quartier.

- Toutes les jeunes filles sont à marier.

- Mademoiselle Nicole est la préférée...

- De Monsieur GEORGES qui veut l’épouser !

Elles se mettaient à glousser. Georges souriait gentiment à la petite Nicole ou une autre interpellée dans la comptine, les petites rougissaient, minaudaient, dansant d’un pied sur l’autre.

A l’école, il était le "chouchou". Irrésistiblement, ses institutrices, à la moindre occasion, lui passaient la main dans les cheveux. Charmeur, Georges était charmeur, chaque année il obtenait le prix de camaraderie (autrefois ce prix était décerné, par un vote à bulletin secret, à celui qui avait été le meilleur camarade, et ce dans chacune des classes du primaire).

Son premier "vrai" baiser, Georges le reçut à l’âge de onze ans, donné par la fille d’une fermière de l’Aveyron, où ses parents passaient des vacances.

La fille, une brunette alors âgée de quatorze ans, un tantinet délurée, l’avait attiré dans un endroit tranquille, loin du regard maternel, et au prétexte d’un jeu de devinettes du style : "petite grange pleine de nourriture, sans portes ni fenêtres, qui suis-je ?"

- Ben, j’sais pas, avait-il répondu.

- Un œuf ! S’était écrié la jolie Catherine, tu me dois un gage.

- Ah bon, lequel ?

- Un baiser ! Puis elle s’était littéralement jetée sur lui, collant ses lèvres sur les siennes en tentant d’insinuer sa langue entre ses dents serrés.

Georges avait rapidement compris ce qu’elle cherchait et avait répondu à son invite.

Au cours des années qui suivirent, le beau gosse avait accumulé les conquêtes, emballant tout et n’importe quoi, à croire que seule la quantité comptait pour lui, un peu comme les cow-boys de nos westerns qui crantent le manche de leur colt après avoir abattu un homme, lui se vantait de ses bonnes fortunes, faisant baver d’envie ses copains qui ramaient comme des malades, sans arriver à conclure !

Il faut dire que dans les années cinquante, ça n’était pas facile, c’était pour ainsi dire mission quasi impossible. Le mariage ou rien !

Comme tous les jeunes de cette époque, Georges fut appelé sous les drapeaux. D’abord, les classes à Lunéville. Même là, il fit des ravages, et pourtant les jeunes filles du crû étaient averties, et se méfiaient des militaires comme de la vérole !

Il avait laissé à Paris deux "fiancées", voyant parfois l’une, parfois l’autre, au gré de ses permissions, il les recevait chez ses parents ! Les braves gens n’osaient pas trop lui faire des réflexions. Ils n’approuvaient pas, non, mais faisaient preuve de complaisance.

Un jour, recevant l’une de ses conquêtes suite à une "quarante huit heures", l’autre, avertie par un copain qui avait aperçu Georges débarquant chez lui, se pointe : le drame, un Vaudeville, une pièce de Boulevard :

- L'une : je suis la fiancée de Georges !

- L'autre : moi aussi !

- On se marie à Pâques.

- Nous, cet été !

Les parents : dans leurs souliers qui avaient perdus deux pointures d’un coup, et le beau Georges au milieu, l’air goguenard, petit sourire. Bien sûr, ce jour-là, il perdit ses deux fiancées.

Mais aucune ne résistait au charme du beau blond. Puis, après ses classes, il partit pour l’Algérie : Fort de l’eau.

Il faut savoir qu’à l’époque les "pieds noirs" se méfiaient des militaires Français, bon nombre d’entre eux ayant pris la tangente, dès leurs vingt-huit mois terminés, les laissant avec un souvenir, qui allait grandissant dans le fond de leur ventre !

Eh bien Georges, toujours aussi séducteur, trouvait encore des bonnes fortunes ! Libéré de ses obligations militaires, il continua ses frasques, jusqu’au jour où la jolie Michèle se retrouva enceinte.

Michèle, une jolie fille, vingt ans, dactylo dans une compagnie d’assurances à Paris, c’est en bredouillant qu’elle lui apprit la nouvelle.

Georges l’aimait bien, mais de là à l’épouser… Toutefois à cette époque, il était très rare que les couples vivent maritalement, il y avait une horrible expression désignant cet état de fait : à la colle, "ces gens là" sont à la colle ! Alors un beau matin de Juin, Georges et Michèle s’unirent selon l’expression consacrée : pour le meilleur et….

Au début, tout alla bien, Georges se tenait, la naissance de Francis, leur petit garçon, semblait avoir assagi le papa. Semblait seulement, car ses vieux démons ressurgirent rapidement : une collègue un jour, une compagne de voyage un autre, le trajet Mitry-Paris était suffisamment long pour donner le temps de faire connaissance.

Il y eût aussi la voisine : au début des petites phrases échangées par-dessus la clôture et puis…

Une pas farouche, la voisine, divorcée, trois enfants, levant aussi bien le coude que la jambe !

Cela ne trompait pas Michèle, chacun des écarts de son époux lui était une torture, elle se résignait, mais rien ne lui échappait : un parfum sur sa veste, des jours et des jours sans lui faire l’amour... Une fois, même, alors qu’il se déshabillait, elle s’aperçut qu’il avait mis son slip le devant derrière, sans doute un habillage à la hâte, après un p’tit coup à la sauvette, songea-t-elle tristement.

Un matin d’automne, elle reçut un télégramme, très peu de foyer possédant le téléphone, en cas d'urgence on envoyait un télégramme, via la poste.

Papa au plus mal STOP t'attendons STOP bises Maman STOP.

Michèle mit à la hâte quelques affaires dans une valise, confia Francis à la garde de son amie, puis acheta un billet pour Limoges, ville dans laquelle ses parents s’étaient installés depuis peu, ils y avaient acheté une petite maison pour leur retraite.

Georges n’était pas ravi, certes, mais cela ne l’affectait pas beaucoup, il en profita pour faire venir chez lui, afin d’occuper ses nuits, Jeanine, une brunette assez gironde, qui possédait des talents de chevaucheuse de guignols assez exceptionnels !

Bah ! Songeait-il, Michèle est absente pour plusieurs jours, autant en profiter !

Ce dimanche matin, Georges se leva, laissant Jeanine paresser au lit. La veille, il avait reçu une lettre de sa femme, postée le jeudi, dans laquelle elle le rassurait sur l’état de santé de son père. Certes il était hospitalisé, suite à un malaise cardiaque, mais rien de très grave, beaucoup de repos, plus un suivi médical. Elle lui disait aussi qu’elle rentrerait sans doute le lundi, ou plutôt le mardi suivant, sa présence rassurant ses parents.

Tout en sifflotant, Georges partit faire un tour sur son vélo tout neuf, acheté trois mois auparavant à la manufacture de Saint-Etienne.

Jeanine, encore endormie, ouvre péniblement un œil, dans un brouillard elle aperçoit une silhouette, celle d’une femme…

- Salope ! Hurle cette dernière, un éclair, la lame du large couteau de boucher plonge dans l’abdomen, tranchant net l’aorte abdominale !

Le vélo appuyé au mur de la maison, le polo trempé de sueur, Georges monte les marches du perron en haletant un peu, après les soixante-dix kilomètres avalés bon train… Normal.

La porte n’est pas fermée à clef.

J'étais pourtant sûr de l’avoir fait, pense-t-il. Il pénètre dans le hall puis, passant devant la cuisine, il aperçoit, assise sur un tabouret, sa femme.

- T’es …T’es déjà rentrée ?

- Ça se voit, non ?

- Et ton père comm... Comment va-t-il ?

- Qu’est-ce-que ça peut t’foutre ? C’est qui la poufiasse dans MON lit ?

- La quoi ?

- Fais pas l’ignorant, suis-moi !

Michèle s’est levée, Georges la suit les boyaux noués, il transpire mais, cette fois, la sueur est froide, il n’en mène pas large. Michèle s’arrête devant la porte de la chambre, pâle, déterminée, elle ouvre largement le battant, s’efface, Georges fait un pas, recule, porte les deux poings à sa bouche, il hoquète puis vomit sur le mur, vomit encore, s’essuie la bouche du revers de la main.

- Non, ça n’est pas possible, pas ça ! Pas TOI ! Dis-moi que ça n’est pas toi qui as fait ça !

- Oh que si, j’en ai plus que marre de toutes tes pouffes, cette salope a payé pour TOUTES les autres, tu m’as prise pour une conne durant toutes ces années, j’ai fermé les yeux, encaissé… Mais là !

- Profiter de mon absence, et pour quel motif ! Et toi, mon salaud, tu ramènes la première pute venue dans notre lit !

- Ne reste pas figé comme un con, maintenant il va falloir s’en débarrasser.

Où est la petite Michèle timide, effacée, réservée que j’ai connue ?

Georges est abasourdi, un direct dans l’estomac ne lui aurait pas davantage coupé les pattes.

Alors ils ont roulé le corps dans le drap maculé de sang puis l’ont traîné jusque dans la cave, ensuite chacun est remonté afin de rapporter des bêches.

Georges devant, Michèle trois marches plus haut.

- Nous allons creuser sa tombe dans la cave ?

- VOS TOMBES !

Ce furent les derniers mots que le beau Georges entendit, quand la bêche dans un large mouvement semi-circulaire vînt lui trancher la tête au niveau de la troisième cervicale, KLONG, KLONG, KLONG, fit-elle en roulant jusqu’au bas des marches, avant de s’arrêter contre celle de sa dernière maîtresse… Pour un ultime baiser.