La bruine nationale faisait reluire chaque pavé, chaque poignée de porte. Les feuilles des grands arbres le long des canaux faisaient un brin de toilette. Les nuages esquissés à la mine de plomb se mélangeaient à la lumière rasante pour nous brosser une dernière matinée à Amsterdam d'un classicisme flamboyant. Nous commencions à appréhender le clair-obscur des grands maîtres.

Nul besoin d'équipements anti-pluie, un bonnet suffit, mais nous sommes étrangers et nous supportons stoïquement les quelques gouttelettes piégées par nos cheveux. Un simple bonnet tricoté, comme en portait Mirjam ce matin là.

Nous menions nos pas rendus guillerets par ce temps si vraiment amstellodamois vers le marché aux puces de Waterlooplein mais l'ambiance était à la morosité chez les rares commerçants.

Excepté chez les vendeurs de parapluies et autres cirés, dont le sourire jovial faisait plaisir à voir, le malheur des uns, n'est-ce pas ... ?

Nous le traversâmes donc assez rapidement, sans rien voir de bien enthousiasmant, et c'est arrivé à son extrémité que je l'aperçus, la statue. Par delà l'avenue, à coté d'une zone de travaux, au milieu d'une place déserte.

Regarde, Margotte : la statue du docker ! Nous l'avons oubliée et nous tombons dessus par hasard !

Deux jours avant, nous avions prévu d'aller à la grande cérémonie consensuelle qui réunit autour de ce bonhomme de bronze tous les amis de la liberté de penser et de vivre en paix quelle que soit sa religion, sa couleur ou sa sexualité. Et puis, peur de la foule ou mauvaise organisation, nous avions raté ce RV et fait autre chose.

Notre train est dans deux heures mais nous sommes là devant ce sacré docker, tout émus.

Ha tiens, la place n'est pas complètement déserte, il y a là une dame sans âge, mise très simplement, qui se balance d'un pied sur l'autre, qui s'avance pour lire les rubans sur les couronnes de fleurs déposées là en hommage, qui grommelle, qui parle dans sa moustache. Nous, vous nous connaissez, on se fait tout petits, on respecte, on essaye de faire oublier qu'on est des touristes, malgré nos appareils photos.

Elle en a visiblement gros sur la patate, il faut qu'elle s'exprime. Comme tout le monde à Amsterdam, elle nous aborde en anglais : Did you know what happened here...? Notre réponse coassée de froggies lui annonce notre nationalité et elle se met à nous parler un français de haut niveau qui nous époustoufle.

Elle a les boules de voir les partis politiques de tous bords venir lécher consciencieusement le cul du docker. Nous comprenons à demi-mot qu'elle en veut surtout au parti communiste du pacte de non-intervention germano-russe. Et puis aussi un peu de l'attitude des soviétiques envers leurs juifs. Enfin, elle voit surtout beaucoup d'hypocrisie dans cette récupération politique à peu de frais : présence, bouquet de fleurs, mots-valises.

Nous sommes un tantinet déçus et nous le lui disons. Voilà notre beau symbole de solidarité par delà les communautarismes et les corporatismes, trainé dans la boue ? Elle redémarre, attaque la famille royale, traite le Prince Bernhartd d'ami des nazis, le reste de pétochards.

Je lui demande d'où lui vient la perfection de son français. Elle répond que c'est une longue histoire de famille, que ses parents ont habité Nice, dont ils ont dû partir suite à des revers de fortune lors du Krach de 29. Que chez elle, à table, on parlait français. Elle se met à nous réciter une ode à nos hommes politiques si brillants, aux discours si lyriques, dont l'art oratoire est si plein d'éloquence, comparés aux élus néerlandais si rustauds, si brutaux dans leur expression.

Mais mais mais, nos politicards parisiens nous bourrent le mou, ils n'arrêtent pas de mentir, ils nous promettent le lendemain l'inverse de ce qu'ils nous ont promis la veille ! On préfèrerait peut-être un langage plus direct, sans tourner autour du pot ?

Ouais, bof, on ne va pas non plus lui détruire son rêve d'une douce France, à cette marrante Mirjam ?

Elle nous raconte sa vie, et ses morts, restés dans les camps d'extermination. Elle se méfie d'internet, du téléphone, vous savez, avec mes idées révolutionnaires, ils me surveillent !

Elle se moque d'elle même : ma paranoïa s'explique aisément par mon histoire, je pense ? Elle se méfie un peu de nous, aussi : vous êtes bien des touristes, hein ?

Elle nous a définitivement adopté car elle nous parle de sa compagne. Mirjam est artiste peintre. Elle s'inquiète de nos horaires, s'excuse d'être bavarde, mais c'est qu'elle est si contente de pouvoir utiliser notre langue ? Je lui demande si elle voyage et, sur sa réponse affirmative, l'invite chez nous. Nous échangeons nos adresses. Je connais la route mais elle tient absolument à nous accompagner. Nous sommes dans son quartier, elle connait chaque magasin, nous raconte plein d'anecdotes. Nous montre la maison de Pinto, celle de Rembrandt... S'excuse presque de nous faire traverser le quartier rouge, mais c'est le chemin le plus court.

Elle accepte de nous quitter quand je lui jure que je sais précisément où nous sommes (au bout de cette rue, il y a un poste de police).

Chouette nous nous sommes dégottés la guide absolue, idéale.

Mais la loco de notre Thalys est déjà sur le départ, en train de chauffer, c'est ballot ?