Jennifer est une jeune antillaise plutôt jolie. Je l'ai rencontrée pour la première fois il y a un peu moins d'un an. Sa voix était tellement entrecoupée de sanglots qu'elle ne parvenait pas à terminer ses phrases. J'ai dû lui demander d'arrêter de parler, de s'étendre sur le divan et de fermer les yeux pour reprendre son souffle. Je lui ai dit de parler calmement, sans se précipiter, prenant le soin de l'interrompre à chaque fois que les sanglots la submergeaient. Elle m'a raconté son histoire : son enfance passée à Paris, sa mère dépressive qui l'emmenait tous les jours se promener au bord de la Seine, les bras chargés d'énormes sacs. Chaque jour la petite Jennifer aidait sa maman à remplir ces sacs d'objets lourds, bouteilles, statues en pierre, etc., et partait avec elle, portant héroïquement ces énormes fardeaux, pour la bonne cause, telle Cosette allant puiser son eau. Ces sacs, elle l'a compris au fil du temps n'étaient en fait destinés qu'à les maintenir toutes deux dans les profondeurs du fleuve lors de l'ultime plongeon. La pauvre enfant espérait que son calvaire allait finir, lorsque, à l'aube de ses dix ans, après s'être magnifiquement habillée et maquillée, sa maman lui apparut plus belle que jamais. Elle embrassa une dernière fois sa fille et se défenestra sous ses yeux.

Le choc émotionnel et l'immense déflagration qui s'en suivit déclencha chez l'enfant un diabète grave accompagné d'une maladie inflammatoire appelée sarcoïdose et qui atteignit son foie, ses poumons et son estomac. Ajoutée à cela une grande instabilité émotionnelle qui la faisait fondre en larmes à la moindre émotion. Elle me raconta son parcours, la suite de son enfance passée chez une horrible grand-mère qui prenait plaisir à la torturer, l'accusant de la responsabilité de la mort de sa mère. Le viol qu'elle subit en voulant protéger une amie, l'enfant qu'elle perdit à cause de son diabète, ses quatre injections d'insuline qu'elle effectuait chaque jour elle-même, puis sa grande fierté, son diplôme de préparatrice en pharmacie, les problèmes qu'elle avait avec ses collègues de travail qui lui rendaient la vie impossible, puis sa brouille avec sa meilleure amie qui repoussait toutes ses tentatives de réconciliation, sa logeuse qui la mettait à la rue, et surtout son ex-compagnon, un parasite vivant à ses crochets dont elle avait dû se séparer après qu'il lui ait mis en pièces une voiture qu'elle n'avait même pas fini de payer, mais qui continuait quand même à la harceler.

Cette extraordinaire cascade de catastrophes l'avait réduite au point de ne plus pouvoir travailler, elle craignait à présent pour son emploi. Je la voyais chaque semaine, et la redécouvrais chaque jour encore un peu plus mal en point qu'avant.

Ce jour-là, Jennifer était seule, et véritablement au bout du rouleau. Ses petits yeux d'oiseau blessé et ses paroles suppliantes m'indiquaient qu'un geste sans cesse repoussé s'imposait à moi à présent ; geste sans lequel il y aurait eu véritablement non assistance à personne en danger. N'y tenant plus, et au risque des conséquences, je la pris dans mes bras comme on prend un enfant. Elle me serra convulsivement. Ses sanglots étaient entrecoupés de "Merci". L'étreinte était intense, j'en restai totalement pétrifié, comme si cette extraordinaire accumulation de souffrances qu'elle portait en elle, me traversait le corps, j'étais dans un état de compassion extrême, le moment était très fort. Nous restâmes enlacés elle et moi plusieurs minutes jusqu'à ce que je sente son étreinte se relâcher. Elle avait enfin retrouvé son sourire et se mit à me parler à nouveau. Mais rapidement son émotion l'envahit et je vis qu'elle avait à nouveau besoin d'une accolade. Je tiens à préciser que ces étreintes, même si elles n'étaient pas très conventionnelles, n'avaient absolument rien d'embrassades amoureuses.

Plus tard, Jennifer a rencontré un compagnon plus digne d'elle et a pu retrouver un peu plus d'autonomie, au moins sur le plan affectif. Notre dernière rencontre a eu lieu lorsqu'elle est venue m'annoncer éplorée que la Sécurité Sociale venait de refuser la prise en charge de son billet d'avion pour Paris. Un geste vital devait être fait d'urgence sur son estomac qui saignait. La pauvre malheureuse, se vidait de son sang et avait déjà reçu deux transfusions sanguines. Deux solutions s'offraient à elle pour survivre : soit l'ablation de l'estomac, soit une électrocoagulation qui ne pouvait s'effectuer en Guyane. J'ai dû la faire hospitaliser d'urgence et donner de la voix dans les bureaux des ronds de cuir de la sécu pour qu'elle obtienne gain de cause.

Aujourd'hui Jennifer a enfin pu prendre son avion. Elle est en ce moment hospitalisée à Paris, près de chez vous, et se débat corps et âme pour sauver son estomac.

Prions pour qu'elle puisse y parvenir.