Une montre. Une superbe montre et son bracelet métallique gisait au milieu du chiendent et des ronces, dans un état de propreté parfait, comme neuve.

Le front d'Eustache se plissa sous le poids de la perplexité. Que pouvait donc faire là cette montre, perdue au milieu de nulle part ? Peut-être avait-elle appartenu à l'ancien occupant des lieux ? La chose serait pourtant surprenante : il avait acheté cette ferme qu'il retapait depuis un mois pour en faire une résidence secondaire, mais elle était apparemment à l'abandon depuis des lustres et la végétation alentours, contre laquelle il se battait depuis des heures, était là pour en témoigner.

Il ramassa la montre et ne put résister à l'envie de la passer à son poignet. Le fermoir fit un petit clic. Le bracelet métallique semblait avoir été dimensionné pour lui.

"Bah, se dit Eustache, inutile de chercher à comprendre par quel miracle elle a atterri ici. J'ai gagné une montre et puis c'est marre !"

Une heure plus tard, alors qu'il se préparait son frichti sur un réchaud de camping, il entendit, sur son vieux poste de radio, sonner les quatre tops de midi. Il regarda instinctivement sa nouvelle montre. Elle était à l'heure.

"Vraiment étonnant, pensa Eustache Lamouillette, comment la pile peut-elle être encore bonne si la montre est restée des années dans le jardin ? Non, à bien y regarder, cette montre est en bien trop bon état : elle a dû être perdue là récemment..."

L'après-midi fut aussi laborieux que la matinée, tant il y avait à faire pour rendre la masure habitable. Il en aurait encore pour des semaines et des semaines de maçonnerie, de plomberie, de bricolage et de jardinage avant d'arriver à ses fins et ce d'autant plus que Bertille, son épouse, n'était pas encore comme lui à la retraite et ne pouvait donc pas lui apporter beaucoup d'aide.

Le soir venu, il reprit sa voiture pour parcourir la petite centaine de kilomètres qui le séparait de son domicile. Quand il entendit les tops de dix-neuf heures sur son autoradio, il regarda sa montre. Elle avait cinq minutes d'avance.

"Elle n'a pas dû apprécier son séjour dans l'herbe et l'humidité, se dit-il simplement. Bah, je verrai tout à l'heure s'il y a moyen de la régler."

De retour chez lui, après avoir embrassé Bertille, Eustache se rendit tout de suite à la salle de bain pour y prendre une douche bien méritée. Quand il voulut enlever sa nouvelle montre, le bracelet métallique resta obstinément fermé.

"Zut, le système de fermeture est mort... Bon, tant pis, foutue pour foutue, je me douche avec la montre, je verrai après comment l'enlever."

Mais quand, quelques minutes plus tard, il prit un tournevis pour ouvrir le fermoir, il ne réussit qu'à s'écorcher le poignet.

Eustache Lamouillette en fut d'abord assez contrarié mais prit finalement le parti d'en rire. Il alla conter sa mésaventure à Bertille, qui la trouva plutôt cocasse.

"Tu es sûr qu'il s'agit bien d'une montre et non d'une demi-paire de menotte ?"

Puis ils passèrent à table et Eustache se dit qu'il n'y avait pas péril en la demeure et qu'il ferait bien assez jour le lendemain pour se libérer enfin de sa montre.

A son réveil, Eustache regarda le réveil sur la table de chevet, puis sa montre. Celle-ci avait pris près d'une heure d'avance durant la nuit.

"Je comprends mieux maintenant pourquoi on l'a jetée dans la nature, se dit-il, cette montre est complètement déréglée."

Il prit un solide petit déjeuner car une nouvelle journée de labeur l'entendait à la ferme. Curieusement, alors qu'il engloutissait ses tartines beurrées, il eut la vague impression que son épouse se traînait.

"- Qu'est-ce que tu as aujourd'hui, je te trouve bien mollassonne ?
- Mollassonne ? Non, je me sens parfaitement bien. Toi, en revanche, je te trouve bien excité.
- Excité ?
- Oui, prends-ton temps, tu n'es quand même pas à cinq minutes près ! Tu ne vas quand même pas nous faire un ulcère maintenant que tu es à la retraite !
- Ah bon ? Je n'avais pourtant pas l'impression... Bon, c'est pas tout, ça, mais j'ai pas mal à faire à la ferme. Bonne journée, ma biche !"

Eustache ne s'économisa pas : difficile d'imaginer un retraité plus actif que lui. Durant toute sa carrière d'expert-comptable, il avait eu l'impression d'être l'infime rouage d'une mécanique folle qui ne produisait que du vent, des tonnes de papier couvertes de chiffres abscons et dont il ne resterait plus rien dès que la bise du temps aurait soufflé dessus. Depuis qu'il retapait sa ferme, au contraire, il se sentait enfin utile, à redonner vie à ces vieux murs et à tailler les ronces folles alentours. Son travail perdurerait des lustres et des lustres, contrairement aux centaines de bilans comptables qu'il avait établis en près de quarante ans de boulot. Et puis, quand Bertille serait à son tour à la retraite, la résidence secondaire deviendrait leur home sweet home pour de bon. De quoi se sentir motivé !

Le soir venu, Eustache consulta sa montre - ou plutôt ses montres puisqu'il avait été obligé d'en mettre une seconde au poignet droit, tant celle qu'il avait trouvée divaguait de plus en plus. Celle-ci avait pris environ onze heures d'avance. Ou 23 heures. Voire 35. Il eût fallu pour le savoir compter les tours de cadran effectués par la petite aiguille. Avant de partir, Eustache se donna quelques minutes pour essayer de la retirer. Le fermoir résista toutefois au tournevis et Eustache se dit qu'il ne lui restait plus qu'à donner un coup de scie sur le bracelet. Mais il lui aurait fallut disposer d'une protection à glisser entre la peau et le métal du bracelet, et puis il ne se voyait pas manipuler une scie électrique d'une seule main. Il en conclut qu'il lui faudrait de l'aide, sûrement celle d'un bijoutier qui devait disposer de l'outillage adéquat et serait susceptible de lui retirer cette foutue montre sans y laisser la main. Mais bon, rien ne pressait pour l'heure, il verrait ça en fin de semaine.

Sur la route du retour, il fut frappé de constater à quel point les autres automobilistes conduisaient prudemment, pour ne pas dire comme des escargots.

Il arriva enfin chez lui et fit claquer un baiser sur la joue de Bertille.

- Bonsoir, ma biche ! Pff, sacrée journée aujourd'hui, mais j'ai bien avancé !
- Bonsoir ! Dis donc, tu as l'air excité comme un pou, et puis ta voix, elle est bizarre, non ? T'as quelque chose à la gorge ou quoi ?

Eustache ne comprit pas de quoi voulait parler Bertille. Non, il ne se sentait pas particulièrement excité, il était au contraire plutôt fatigué et avait l'impression de parler normalement. Bertille, elle, en revanche, avait une bien étrange voix, comme si elle avait mué dans les graves.

- Ça ne serait pas plutôt toi qui as un souci vocal, ma puce ? Tu parles lentement avec une grosse voix, et puis tu me sembles marcher au ralenti. T'as un coup de fatigue ? Tu as pris ta température ?
- Hein ? Ne parle pas si vite s'il te plaît, je ne comprends rien ! Et arrête d'imiter la voix de Mickey, ce n'est pas drôle !

La situation était décidément bien étrange. Eustache était perplexe, d'autant plus perplexe que Bertille, au souper, mit un temps qui lui sembla infini pour manger sa part de lasagnes. Il craignait que la lenteur désespérante de ses gestes ne fût la conséquence d'un accident vasculaire cérébral ou de quelque chose de la sorte. Mais bon, elle n'avait pas l'air de se plaindre, pouvait s'exprimer et se mouvoir, même si c'était à un rythme désespérément lent.

Eustache était trop épuisé pour creuser la question, il se dit simplement que cela irait mieux demain et que c'était marre.

Avant de se coucher, il jeta machinalement un coup d'oeil à la montre à son poignet gauche et eut un choc : il pouvait voir la grande aiguille tourner à vu d'oeil ! Cette foutue montre devenait folle !

Quand il se leva le lendemain, il se sentit tout courbaturé. Peut-être en avait-il trop fait la veille ? Il se traîna péniblement jusqu'à la salle de bain pour se passer un peu d'eau sur le visage. Et Bertille qui le trouvait trop speedé !

En se regardant dans le miroir, il se trouva mauvaise mine : le teint cireux, les traits creusés. Il devrait sûrement se ménager un peu à l'avenir s'il voulait faire un vieux retraité...

Il prit son petit déjeuner, s'habilla et se prépara néanmoins à repartir à la ferme pour y finir les murs de leur futur salon. Eustache se rendit dans la chambre pour embrasser Bertille avant de prendre la route.

Celle-ci était assise sur le bord du lit, visiblement en train de se lever. Mais elle était immobile. Ou plutôt, non : elle bougeait, mais ses gestes était d'une telle lenteur qu'on l'eût cru en train de pratiquer un mouvement de tai-chi.

Elle ouvrit la bouche et commença à dire quelque chose. Les sons sortaient au ralenti de sa gorge, portés par une voix caverneuse, incompréhensible.

Eustache n'eut pas la patience d'attendre plus longtemps.

- Ecoute, ma biche, je ne comprends rien de ce que tu essaies de me dire, mais tu m'as l'air d'avoir un souci avec ta voix. Ce soir, on fait venir le docteur, sans faute ! Allez, je file ! A ce soir !

Et il sortit alors que Bertille continuait sa phrase molle.

Sur la route, il ne comprit pas ce qu'il se passait : les automobilistes qu'il doublait ou croisait semblaient tous quasiment à l'arrêt. Heureusement, Eustache Lamouillette conduisait prudemment, mais quand même !

Il se sentit épuisé quand il arriva à la ferme. Il s'activa néanmoins toute la matinée mais, au fur à à mesure que l'heure avançait, les outils semblaient de plus en plus lourds dans ses mains.

Ses mains... En fin de matinée, il eut un coup au coeur en les regardant de plus près. Leur peau était sèche, parcheminée, tâchée de marron. Des mains... de vieillard ! Et à son poignet gauche, il vit la montre. Sans aiguille.

Il l'observa attentivement. Non, les aiguilles étaient toujours là, mais elles tournaient à une telle vitesse que l'oeil peinait à les discerner.

Eustache eut soudain un sombre pressentiment. Il se traîna jusqu'à la chambre où se trônait une vieille armoire pourvue d'un miroir. Un vieillard sans âge l'y observait. Un vieillard qui lui ressemblait vaguement. Il porta ses mains à son visage et le vieillard dans la glace en fit autant. Il parcourut du bout des doigts les rides, les crevasses. Il était bien ce vieillard.

La montre.

Il comprit soudain.

Pourquoi Bertille le trouvait si excité. Pourquoi elle lui paraissait si molle. Pourquoi tout autour de lui, automobilistes compris, lui semblait si lent. La montre le faisait avancer dans le temps plus vite que tout ce qui l'entourait. La montre dont les aiguilles tournaient, tournaient, tournaient...

Il devait trouver de l'aide, et vite ! Trouver quelqu'un qui l'aiderait à scier ce bracelet métallique ! Il claudiqua jusqu'à la porte, son coeur battant à tout rompre. Il commença à traverser le terrain en direction de sa voiture, mais déjà il sentait ses poumons s'embraser. Sa vue se voila, il vit le sol se précipiter vers sa face.

Et puis plus rien.

Eustache Lamouillette était mort de vieillesse.

Mais, à son poignet, les aiguilles de la montre tournaient toujours de plus en plus vite.

Cinq minutes (selon le temps externe à la montre) plus tard, ses chairs s'étaient décomposées et il ne restait que ses ossements.

Ceux-ci résistèrent plus longtemps, mais la montre les soumit à un vieillissement accéléré de plusieurs millions d'années en une seule nuit. Au petit matin, il ne restait pas la moindre trace d'Eustache Lamouillette.

Hormis la montre dont les aiguilles avaient cessé leur course folle et qui, de nouveau, était parfaitement à l'heure.

Un petit éclat lumineux au milieu des herbes folles.