Petit, plutôt chétif, les cheveux en bataille, pas plus con que la moyenne, pas plus malin non plus, Lulu détestait les jeux brutaux tels que le foot, la balle au prisonnier ou les bagarres, même "pour rire"…

Lulu préférait raconter les films qu’il n’avait pas vus, quelques photos en noir et blanc placardées sur la façade de ses cinémas de quartier, bien à l’abri dans leurs cadres fermés par une vitre.

Il rêvait devant les Jane Russel, Joan Crawford et autres Maureen O’Hara, ou Cyd Charriss et ses jambes interminables.

Il n’était pas le souffre-douleur de ses copains, loin de là, mais on ne le choisissait jamais pour être l’équipier lorsque se disputait une partie de gendarmes et de voleurs.

Alors, dans la cour de récré, il se calait dans un coin du perron menant aux classes et racontait à un copain aussi freluquet que lui le dernier film avec Lana Turner. L’autre l’écoutait, les yeux écarquillés, la bouche béante, admiratif de celui qui chaque semaine allait au cinoche !

Mensonge, bien sûr ! Il y allait parfois, mais pas aussi souvent qu’il voulait bien le raconter.

Celui qui l’agaçait le plus dans cette petite cour d’école de banlieue, avec ses platanes bien rangés comme à la parade, c’était Riton, le fils du bijoutier : un crâneur, comme on disait à l’époque. Aujourd’hui, on dirait : un bouffon !

Toujours un beau tablier noir avec un petit liseré bleu marquant le col, un joli cartable en cuir, impeccable, il n’allait pas chaque fin d’année chez le bouif pour se faire raccommoder. Non, un neuf à chaque rentrée des classes, et puis des bonbecs plein les glaudes, ça agaçait profondément Lulu.

Un matin, à la récré de dix heures, il se retrouva dans le coin près du préau en compagnie de Riton. Tous deux avaient été attirés par un petit morceau de papier jeté à terre. En s’approchant, ils virent que c’était une image : elle représentait Buffalo Bill chassant les bisons. Cette image faisait partie d’une collection que l’on se procurait en achetant des tablettes de chocolat "Delespaul Havez", une marque aujourd’hui disparue…

- Je l’ai vu en prem', s’écria Lulu.

- Non, c’est moi, répliqua Riton.

- On va pas s’ bagarrer pour une image, on va la jouer à la comptine, proposa Lulu.

- Ouais, acquiesça Riton.

Mais au lieu de la sempiternelle :

Une vache qui pisse dans un tonneau
C’est rigolo
Mais c’est salaud !

... Lulu, en fin stratège, proposa l’am stram gram, en prenant soin de commencer par lui : il savait d’expérience que lorsqu’ on est deux, le GRAM final tombait sur l’adversaire.

- Le dernier touché est éliminé, avait-il pris la précaution d’annoncer.

- D’ac’, avait rétorqué le nanti.

- Am stram gram
Pic et pic et colégram
Bour et bour et ratatam
Am stram gram.

A peine le doigt posé sur Riton, le GRAM prononcé, ce dernier dans un petit nuage bleuté disparût ! Volatilisé, désintégré, ventilé…

Lulu était là, planté dans le coin du perron, interloqué, il connaissait des rapides à la course à pied... Mais là !

Alors il se baissa, ramassa l’image, l’enfouit dans sa poche au moment où Monsieur le directeur sifflait la fin de la récré.

On l’a cherché, le fils du bijoutier ! Au début, on a cru à une fugue, même à un enlèvement par des Bohémiens, les légendes avaient la peau dure à cette époque, mais rien. Les flics sont venus enquêter, jamais on a interrogé Lulu. Personne ne l’avait vu coincé entre le perron et le préau en compagnie de Riton. Et puis, avec son air candide, nul ne l’aurait imaginé perpétrant un mauvais coup. Pas comme ce Camille ou ce Bébert, des durs, les terreurs de la cour de récré, on les a cuisiné le rouquin et le tondu… En vain.

Les parents ont beaucoup pleuré, le temps a passé, mais Lulu gardait enfoui, au creux de son estomac, le petit nuage bleuté.

A douze ans, il était au cours complémentaire - on ne parlait pas de collège alors -, en cinquième, une scolarité normale, sans éclats, piano, piano…

Ma che va piano va sano… Comme le disait son Rital de Papa. Les profs étaient plutôt sympas, à l’exception de cet enfoiré de "Néron". C’est ainsi qu’ils surnommaient le prof de maths, à cause d’un pébron de la taille d’une grosse fraise, fruit d’une longue et patiente métamorphose due au Beaujolpif dont il était friand !

Un beau matin, Néron, suite à un cours magistral sur les propriétés géométriques des parallélépipèdes rectangles, s’adressant à Lulu, lui demanda :

- Un quadrilatère qui a ses diagonales ayant le MÊME milieu est un…

- Euh… balbutia Lulu, la tête baissée sous le regard de Néron.

- C’est un parallélo… commença l’imposant prof, tandis que sa lourde main s’abaissait pour une pichenette sur le sommet du crâne ignorant de Lulu.

Dans un réflexe de protection, Lulu mis sa main sur sa tête tandis qu’il finissait le mot amorcé par Néron.

- GRAMME ! lâcha-t-il au moment où la lourde main touchait la sienne.

PFFTTT ! Un petit nuage bleuté et Néron disparut… Volatilisé, désintégré, ventilé…

Immédiatement, Lulu songea à Riton. Merde, ça recommençait ! Et là, toute la classe avait vu le prodige, le miracle.

Un immense fou rire agita la très sérieuse cinquième B, attirant "Bobosse", le prof de Français, qui donnait son cours dans la classe adjacente.

- Mais où est Monsieur Trouilland ? Vous avez Mathématiques à cette heure ?

- Ben, on sait pas, répondirent en chœur les angelots.

Une enquête fut menée et n’aboutit pas, bien sûr. De ce jour, les enfants regardèrent Lulu différemment : mi-crainte, mi-respect. Un mec capable de faire disparaître cent soixante-dix livres de barback bien fraîche, comme ça d’un coup, c’était louche… très louche.

Alors la vie a continué de couler tranquille pour Lulu, études arrêtées à la cinquième, puis une école de comptabilité. Un C.A.P. au bout de trois ans, pas glorieux, pas foireux non plus, le lot de beaucoup de jeunes de l’époque. Au boulot à dix-sept ans, juste assez d’argent pour une Vespa d’occasion, et quelques billets pour la gambille du samedi soir, et même parfois une soupe à l’oignon aux halles… La fête Elisabeth !

Ce bureau tristounet dans une boîte d’Aubervilliers, de grandes fenêtres grillagées, un chef de service qui fumaient des Boyards dégueulasses. Il rallumait ses clopes à longueur de journée et venait donner ses ordres sous le pif de Lulu. Il y a des matins où il lui aurait gerbé dans les bacchantes, tant le remugle lui soulevait le cœur.

Un lundi matin, encore fatigué par son week-end passé à gambiller, Lulu arrive au bureau. Le blaireau (c’est le surnom qu’il donnait à son chefaillon) se pointe, l’œil mauvais, le "boyard" humide à force d’être machouillé.

- Vous avez vu vot’boulot ? C’est quoi cette organisation ?

- Organigramme, rectifia Lulu en posant sa main sur l’avant-bras de son chef…

Petite fumée bleue et PFFFTTTT… plus de blaireau. Volatilisé, désintégré, ventilé…

Ils étaient seuls dans la pièce à ce moment-là, pas de témoins.

Encore une fois, une enquête qui se termina en eau de boudin. Il faut dire que se décarcasser pour retrouver un vieux garçon de cinquante-huit balais, fumant des boyards, n’avait rien d’excitant.

Lulu commençait sérieusement à croire en son super pouvoir, il s’en amusait même, car il avait testé sur une de ses petites amies, à l’occasion d’un jeu en dernière page d’un magazine : des mots étaient "emmêlés", il fallait en retrouver le bon sens.

- C’est quoi ce truc ? avait questionné Nicole.

- Une anaGRAMME, avait répondu Lulu en lui souriant, et en posant sa main sur son épaule.

Rien ne s’était produit, il en avait conclu que le phénomène ne se produisait qu’avec les gens qu’il détestait, cela le rassura.

Un dimanche matin, Lulu, la quarantaine, marié, deux enfants, garçon et fille, respectivement douze et huit ans, va faire son marché. Un mot aimable à son fruitier, un petit sourire à la crémière, et enfin la file d’attente devant l’étal du boucher. La mine renfrognée, Lulu attend.

Il observe son boucher, un gros rougeaud adipeux, qui lui coupe toujours des morceaux beaucoup plus gros que la quantité demandée.

- Alors, qu’est-ce que je lui sers au p’tit Monsieur ?

- Un rosbeef d’une livre, s’il vous plaît.

- Et ce sera TOUT ? interroge le louchébèm' avec un petit air de dédain.

- Ben oui…

La viande enveloppée dans son papier, le boucher la pose sans délicatesse sur la balance :

- Y’a six cent soixante-dix grammes… J’fais c’que j’peux hein ?

- Ouais, en attendant, c’est moi qui paye les GRAMMES supplémentaires, répond Lulu, en touchant la main qui lui tend le paquet…

Petite fumée bleue et PFFFTTT….Volatilisé, désintégré, ventilé…

La bouchère hurle, elle a tout vu, ses gros nichons ballottent tandis qu’elle se précipite là où était son boucher de mari trois secondes plus tôt.

- Qu’essse que vous lui avez fait à mon Maurice ? Hein ?

- Mais rien, je ne sais pas, il était là et puis PFFFTTT plus rien, vous avez vu n’est-ce pas ?

- Oui, j’ai vu et j’comprends pas.

Comme d’hab… L’enquête n’a pas aboutie.

Après avoir testé au cours des mois suivants, et toujours avec succès, les programmes, diagrammes, hologrammes et autres électrocardiogrammes, il s’était débarrassé d’un grand nombre de connards qui pourrissaient sa vie.

Un soir, un ultime audiogramme envoya ad patres une harangère qui l’avait vertement invectivé, à cause d’une bousculade dont il n’était pas responsable, et qui lui hurlait dans l’oreille des injures dignes d’une Madame Angot. Il lui avait saisi le bras en lui conseillant d’aller se soumettre à un audiogramme.

Petite fumée bleue et PFFFTTT… Volatilisée, désintégrée, ventilée…

Rentré chez lui, le sourire aux lèvres, heureux de son dernier "exploit", après avoir embrassé son épouse, il se rend dans la chambre de sa fillette, petit bisou, puis direction la chambre de Christian son fils.

Ce dernier, sagement installé devant son bureau, le "BLED" ouvert devant lui, peine laborieusement sur un exercice de grammaire.

- Alors garçon, ça va ?

- Ah non, pas du tout ! répond-il en posant sa main sur la main de son père. Fait ièch' le Deblè avec ses exercices de reGRAM' !

Petite fumée bleue et PFFFTTT…. Lulu : volatilisé, désintégré, ventilé…





Pour Françoise (et les autres), ce petit rajout suite à ton commentaire...

(ch'tiot crobard Andiamo pour blogbo)