Il y en a qui poursuivent leurs études. Les miennes n'ont jamais réussi à me rattraper.

Maman m'a rendu visite récemment et est arrivée avec plein de papiers, mon dossier scolaire, entre autres. Il ne faut absolument pas que ces bulletins tombent sous les yeux de mes enfants, au risque de perdre définitivement les bribes d'autorité que je conservais tant bien que mal jusqu'à lors, malgré les bourrasques de leurs velléités d'indépendance.

Tout est soigneusement rangé, chaque année dans son enveloppe, avec cette rigueur maternelle dans l'organisation, qui n'a pas su devenir filiale.

J'arrive de ma classe unique de l'école primaire de Monplouc, dirigée de main de maitre par notre "Monsieur". Mes petits camarades et moi sommes au top. Pour ce qui est de lire écrire compter dessiner, nous débarquons en sixième auréolés d'appréciations flatteuses et d'une moyenne générale sur l'année tournant autour de 19/20. Les portes du savoir nous sont grandes ouvertes.

Mais le Monsieur ne se remplace pas aussi facilement dans un cœur. Tous ces professeurs différents, ces spécialistes, m'embrouillent la tête. Mai 68 n'est pas encore passé par là, la sévérité, que j'acceptais sans aucun problème exercée par un Maitre que j'admirais, me pèse et je me rebelle ou m'isole. Comme j'ai ce qu'on appelait des "facilités", j'arrive à faire illusion, mais je glisse insensiblement vers un état de cancre avéré que j'assumerai avec constance jusqu'au Baccalauréat.

Les deux premiers trimestres de sixième me voient conserver mon Tableau d'Honneur, mais les profs se défoulent contre moi en rédigeant leurs appréciations. Je trouve le prof de Français un peu raide : Je suis 1er en récitation avec 19, 1er en rédaction avec 15, 4ième en orthographe avec 16 et voilà ce qu'il me met dans les dents :

Les autres avis sont également mitigés. Le chef d'établissement tire la synthèse officielle de mon cas de réprouvé : Résultats trop moyens ne correspondant pas à ce qu'on doit attendre d'un élève intelligent.

Une prof d'Espagnol m'assène un proverbe de son cru : On ne peut à la fois s'amuser et travailler. Mes notes semblent pourtant prouver le contraire. Non décidément, ces profs sont irrécupérables. Je leur donne 3/20 pour la peine qu'ils ont prise à corriger mes devoirs, mais quelle absence de sens pédagogique par rapport à mes deux derniers maitres d'école !

La 5ième se passe de même et de commentaires. Papa meurt, je rentre en 4ième et là c'est la plongée. Je suis tellement dans les vappes que lorsque l'avis de mon redoublement arrive, son évidence est tellement claire aux yeux de mes potes qu'ils sont tout surpris de me voir chialer. Une prof se signale quand même par son sens psychologique aigu et sa connaissance profonde de mon dossier :

Je redouble donc ma 4ième à Bordeaux où je retrouve pour peu de temps mon Tableau d'Honneur. La 3ième est catastrophique. Mes profs se tapent un brain storming pour savoir ce qu'ils vont bien pouvoir faire de moi. Fils de paysan, ils verraient bien pour moi une activité en pleine nature. Mon prof d'Espagnol, que j'aime bien, est chargé de me vendre le projet d'un lycée professionnel pour bûcheron. Pas contrariant, je ne suis pas contre, mais ma mère, qui veille jalousement sur mes intérêts, ne l'entend pas de cette oreille et pousse une gueulante contre cette entreprise délibérée de destruction d'un avenir radieux, celui de la chair de sa chair, mézigo. Elle se souvient des paroles merveilleuses à mon sujet, prononcées par mon ancienne directrice qui lui résumait les brillants résultats à une batterie de tests que des psychocrates m'avaient fait passer. Ces compliments coulaient encore dans ses oreilles comme un miel doux et frais et elle ne laisserait pas le génie de son fils chéri se dessécher dans une activité subalterne manuelle.

Ainsi dûment boosté par la reum, j'obtins mon BEPC, passai en seconde et devins un professionnel de l'effort minimum pour un rendement juste suffisant pour me hisser en classe supérieure chaque année. Certains de mes enseignants trouveront de belles formules pour qualifier cette attitude de fildeferiste :

Je n'ai jamais été scolaire. Je ne supportais pas leur obsession pathologique de vouloir me remplir la tête avec des connaissances inutiles ou à tout le moins que je ne leur avais jamais demandé, que je sache. Je freinais des quatre fers pour tout ce qu'ils essayaient de me faire ingurgiter de force, mais l'extraordinaire de la chose, c'est que cela n'a entamé en rien ma soif fiévreuse et naturelle d'apprendre. Je faisais mes humanités parallèles. Avide de culture, j'écumais les bibliothèques, les musées, les conférences, les expositions. Je lisais en diagonale "le" livre exigé par la prof mais avec une attention passionnée les autres classiques délaissés par une enseignante se croyant moderne ou révolutionnaire. Je lisais des romans, mais aussi des essais, des récits, des traités philosophiques, des biographies, des livres techniques, avec peut-être une petite préférence pour les dictionnaires et les encyclopédies. Je me concoctais mon propre programme, fuyant "celui de tout le monde". Les appréciations des profs de sport, non pardon, d'éducation physique, étaient particulièrement agressives à mon égard, mais le WE, nous faisions avec mes amis des centaines de kilomètres à vélo, de la natation, de la lutte, des randonnées à pied, du tir à l'arc, du lancer de couteau, du bowling, du canoë-kayak.... mais je redevenais l'éternel "nul en sport" dès que rentré dans l'enceinte du lycée.

Bon, pour faire plaisir à Maman, j'ai eu mon bac, avec cependant une bonne dose de baraka, et de justesse, comme de juste, mais bien conscient de ne pas vraiment le mériter, je n'ai jamais demandé la communication officielle de ce petit bout de papier convoité parait-il par certains.

Ni mes employeurs ni aucun organisme n'a d'ailleurs jamais exigé que je leur prouve mon appartenance à cette grande confraternité des bacheliers.

Il y a quand même un peu de justice en ce bas-monde.