Ce jour-là, je trottais tranquillement dans les rues d'Arles, l'esprit aussi léger et insoucieux que l'on peut l'avoir quand on est en vacances. En effet, à cette époque, j'avais décidé de mettre provisoirement ma carrière fulgurante de modèle entre parenthèses et de m'offrir une petite escapade dans le sud pour m'aérer les naseaux et - qui sait ? - y rencontrer une belle pouliche.

Mais le sort devait en décider autrement. Quand ce gus hirsurte, barbu, au regard perdu, s'est pointé en face de moi sur le trottoir, je me suis dit : "allez, encore un miséreux qui va essayer de me taper un franc ou deux. Faisons semblant de ne pas le voir !"

Hélas, malgré l'air absorbé que j'affectai d'afficher, celui-ci m'adressa la parole, avec un drôle d'accent qui rendait son baragouin quasiment incompréhensible.

Je lui demandai pardon et le priai de bien vouloir répéter sa question, ce qu'il fit sans que la chose parut beaucoup plus claire à mes oreilles. Je lui répondis : "Les gogues ? Sur la petite place, derrière l'église !", ce qui n'eut pas l'air de le satisfaire.

J'allais lui suggérer de se moucher pour dégager ses sinus et rendre son phrasé plus audible quand je finis par capter qu'il n'était pas enrhumé mais néerlandais (ce qui, de mon point de vue, produit le même effet sonore) et qu'il ne me demandait pas où se trouvait les toilettes mais m'indiquait juste son nom.

Vous l'avez deviné, perspicaces comme vous l'êtes : j'avais en face de moi Van Gogh.

A l'époque, c'était un parfait inconnu, un peintre du dimanche dont les croûtes ne lui permettaient pas de la casser. Mais - vous l'avez déjà constaté dans mes récits précédents - je suis un fin esthète et je sais deviner, sous l'écorce mal dégrossie du barbouilleur indigent, la sève du génie qui ne demande qu'à couler, pour peu qu'une muse se penche sur lui et en fasse jaillir la source.

Quand il me demanda, avec son accent batave à couper au couteau, "zi ch'agzepterais te boser bour lui", mon amour de l'art l'emporta sur mes réticences, je renonçai à mes projets immédiats de loisirs pour accepter avec joie : il serait bien temps d'aller pécho de la menju plus tard !

Je l'accompagnai ainsi dans un vieux mas tout décrépi dans lequel il avait installé son atelier. Il sortit deux verres d'une armoire, les posa sur la table et les remplit d'absinthe.

- A ta zandé ! me lança-t-il
- Merci ! A la tienne, Etienne !
- Ze ne m'abbelle bas Edienne mais Finzent !
- Je sais, je sais, c'était juste une expression. Bon, alors, tu veux que je prenne quelle pose pour ton tableau ?

Il me regarda subitement avec son regard bizarre, une drôle d'expression sur le visage.

- Abbroge-doi de moi, ch'ai guelgue chosse à de dire !
- Ah ? Quoi donc ?
- Za de dirait, une pedide pipe ?

A ces mots, je sentis un petit frisson d'excitation me parcourir l'échine. Subitement intéressé, je tendis l'oreille vers lui.

- Une pipe ? Eh, ma foi, pourquoi p... AÏÏÏÏE !!!

Cet enfoiré de Van Gogh venait d'en profiter pour me mordre l'oreille jusqu'au sang et en arracher un morceau !

- Mais... Mais... Ça va pas la tête, non ?
- Du galme ! Z'est bour la gombozition ! Et buis za d'apprentra à êdre auzzi luprigue, bedit goguin !

Et il se mit à m'enturbaner la tête avec d'épais bandages.

- Et ne de blains bas : du foulais une bibe ? La foilà !

Et il m'enfourna autoritairement une pipe allumée dans la bouche - moi qui ne supporte pas le tabac !

- Et baindenant, du gartes la bose et du ne bouges blus !

J'aurais pu (dû ?) lui casser la gueule, mais je lus alors une telle fièvre artistique dans son regard que je n'osai rien dire : le génie créateur était en marche, stimulé par ma présence. Un chef d'oeuvre allait jaillir de ses pinceaux, cela méritait bien de prendre un peu sur soi !

Et ce fut le cas : le "cheval de trait à l'oreille coupée" figure aujourd'hui au Panthéon de la Culture mondiale.



J'en tire bien évidemment une grande fierté, même si j'ai dû pour cela payer de ma personne.

Un seul détail me turlupine encore toutefois. Quand on lui demandait comment cette oreille avait été coupée, Van Gogh répondait invariablement : "z'est barce gue ch'ai eu une tisbude afec ce grand goguin gui ne benzait gu'à la pagadelle !".

Et les gens continuent aujourd'hui encore de croire que tout ça est le fruit d'une dispute avec Gauguin. Saleté d'accent batave !

Mais vous, vous connaissez désormais la vérité ! Si, dans un salon où l'on brille en société, on évoque un jour devant vous ce tableau et le rôle de Gauguin dans sa génèse, esclaffez-vous bruyamment et répondez d'un ton docte : "mais non, voyons, pauvre ami ! Gauguin n'y est pour rien, c'est Tant-Bourrin !"

Vous y gagnerez, outre une immense aura intellectuelle et l'admiration de tous, la douce satisfaction de réparer une injustice !