Je vous ai narré très récemment comment j'avais posé pour Léonard de Vincennes, mais je m'aperçois que j'ai oublié de vous vous narrer une autre anecdote de ce temps béni où j'étais l'égérie du milieu de la peinture.

C'était en 1956 si je me souviens bien, une époque où j'avais l'habitude de poser, juste histoire d'arrondir mes fins de mois et de mettre un peu de beurre dans mon foin. Je croisai un jour la route d'Yves Klein, un tout jeune artiste qui cherchait encore sa voie et était à la recherche de modèles.

Le pauvret n'était pas bien riche et avait peu à offrir, mais il parut si exalté après m'avoir aperçu que je n'eus pas le coeur de lui refuser un peu de mon temps. "Cette robe magnifique, ce jarret bien galbé, ces naseaux emplis d'un souffle vital inextinguible, ce regard étincelant dans l'ombre des oeillères, cette croupe rebondie et musculeuse, tout cela est trop parfait, il faut ab-so-lu-ment que je mette ça sur une toile !" disait-il avec des trémolos d'émotion dans la voix.

J'acceptais donc de poser pour lui quasi bénévolement tant la somme promise était ridiculement faible mais, que voulez-vous, on ne se refait pas : je ne suis pas un mauvais cheval.

Las, dans quoi m'étais-je engagé ! Alors que je pensais que la séance de pose ne durerait que quelques heures, elle dura près d'un mois à raison de dix heures par jour !

Il faut dire que le Klein était du genre pointilleux, pour ne pas dire pinailleur. La recherche de la bonne pose prenait des heures et, une fois celle-ci trouvée, je ne devais pas bouger d'un crin. Et s'il m'arrivait d'éternuer ou de quitter la pose un court instant pour me gratter l'entrecuisse du bout du sabot, il se mettait à fulminer, déchirait ses premières esquisses et reprenait tout à zéro.

"Tu comprends, Coco, c'est de ta faute : tu es trop parfait, ta beauté a quelque chose de surhumain surchevalin, pour ne pas dire divin, et je me dois de tout faire, d'aller au bout de mon art pour restituer l'absolue sublimité de ta plastique sur la toile", me disait-il après ces emportements.

Et je reprenais alors la pose et ça repartait pour un tour, un très long tour. Sur la fin, je ne dus mon salut qu'à l'absorption de fortes doses de Lexomil qui me permirent de passer les séances de pose dans un état de sommeil profond. Eh oui, n'oubliez pas que les chevaux ont cette particularité d'être capables de dormir debout : avoir des sabots au bout des jambes présente parfois quelques avantages !

Toujours est-il qu'un jour, enfin, Yves Klein me réveilla en sursaut par ses hurlements de joie : "Ça y est, c'est fini, je le tiens, c'est mon chef d'oeuvre absolu !"

Comme je demandais à voir le chef d'oeuvre en question qui m'avait coûté un mois de vie de pose, il fit lentement pivoter son chevalet.

Et je vis ça !



Eh bien, croyez-moi, j'ai beau en rire aujourd'hui en y repensant, j'ai beau me dire que j'ai contribué à l'enrichissement du patrimoine artistique de l'humanité (patrimoine dont l'International Klein Bourrin est aujourd'hui une pièce essentielle), je peux vous assurer que sur le coup, j'étais vert !