Notre lectorat évolue et les blogs apparaissent et disparaissent comme sous les doigts pleins de dextérité du Grand Magicien, tout là-haut.

Qui se souvient de Matthieu ? C'est un de ces nombreux disparus, et réapparu peut-être ailleurs, sous un autre nom. C'était une des plumes les plus brillantes de la blogosphère, acérée, provocatrice, inventive, originale comme nous les aimons. L'avantage avec Matthieu, c'est que ses écrits restent disponibles à la lecture : c'est le mien , le premier, je crois, et puis Tant-Bourrin l'avait retrouvé sur La semaine de... , et depuis, pas de nouvelles...

Mais Matthieu existait avant les blogs. À la grande époque des forums, il devait être vraiment jeunot, il était déjà un intervenant vif et musclé dans l'expression. Je n'ai pas connu, mais Tant-Bourrin m'a raconté par mail que "Marcellus 55" (pseudo de Matthieu sur les forums) était un habitué des démolitions brillantes de textes de chansons et qu'il s'était même attaqué à "Avec le temps", de Léo Ferré !

Je lui répond que "waw ! C'est bien la preuve que Matthieu est dans le second degré, non ?", et Tant bourrin me répond avec son flegme britannique et son air de ne pas y toucher : "Sûrement ! Quoi que..." et il m'envoie ce lien pour que je me fasse ma propre opinion.

Et effectivement, après lecture (le lien est un peu fouilli. Cliquer sur "1" pour lire les interventions de "1" à "10", puis sur "11", etc...) s'il y a de la dérision dans les propos de Matthieu, elle est soigneusement cachée et fortement pince sans rire ! Petit florilège (je rappelle que Matthieu parle de "Avec le temps", de Ferré) :

Ce texte est à l'émotion ce que s'arracher un poil de nez pour pleurer est aux larmes : du frelaté.
la platitude des paroles
ce n'est pas parce qu'un texte ne veut rien dire qu'il est poétique. Cette chanson est, à mon avis, un ensemble de mots, mis ensemble pour faire joli, mais qui n'ont aucune relation entre eux. De plus, je ne souhaite pas casser le rêve que certains trouvent dans cette poésie. Mais la poésie me semble cruellement absente de cette chanson, remplacée par une bouillie intellectuelle.

J'ai écrit quelque part sur ce blog "ma" définition de la poésie. Ce n'est que la mienne. En gros, la poésie est quelque chose qui "sort" du poète. Il n'y a pas de ratures, pas de censure, pas d'auto-analyse, pas de réflexion, pas de distance, pas de regrets. Le poète doit respecter et ne pas essayer de modifier la poésie qui sort de lui. Il n'en est que le truchement. Le poète est humble : la poésie ne lui appartient pas. Le poète est porté par la poésie, et non l'inverse. Il est inspiré.

Selon cette définition, je ne peux pas dire si "Avec le temps" est un poème. Seul Ferré le pourrait, et Ferré est mort. Selon Stan Cuesta (Léo Ferré, chez Librio) la chanson aurait été écrite en 2 heures. Si c'est exact, je lui donne son brevet de poésie. Un texte pareil écrit d'une seule traite est une poésie. Et là, je m'inscris en faux contre Matthieu : la poésie se moque des explications, des significations, de la syntaxe. Le poète se moque de la critique, il peut répondre "adressez-vous au génie de la lampe ! Allez vous plaindre au feu, au don, aux muses..." La poésie est au peuple. Le poète peut, après coup, une fois redescendu du nuage où il s'est laissé aller à l'écriture automatique, avoir un regard, une opinion sur ce qu'il a écrit, mais au même titre que n'importe qui, en simple spectateur. Le poète est un réceptacle de création, comme la mère, de son bébé. Elle dit, nous disons : mon bébé, son bébé... Mais en est-elle propriétaire ?

Le poème est donc à lui-même et à tout le monde, comme un bébé de mots... et c'est particulièrement vrai pour "Avec le temps", que le public s'est approprié d'une manière compulsive. Ferré était d'ailleurs jaloux du succès de son enfant. Il aurait aimé se la garder pour lui tout seul, se la jouer le soir sur sa guitare, mais trop tard ! L'enfant avait pris son envol et son indépendance !

Le poème est à chacun. Il est aussi à Matthieu, qui a parfaitement le droit de le renier, pour plein de raisons complexes, parce qu'il ranime la mémoire triste d'une muse ou d'un museau ?

Contrairement à un autre débat sur "Fernand" de Brel, où une analyse a été menée, vers à vers, les échanges ont de suite viré aux insultes, pour discuter de "Avec le temps". Et pourtant, Matthieu demandait avec insistance qu'on lui "explique"... Comme je l'ai dit plus haut, il n'y a pas UN sens, mais autant de sens que d'auditeurs, et quelquefois même aucun sens C;-! ... Mais je veux bien parler de COMMENT je ressens ce texte.

Une petite vidéo d'illustration ? celle de l'Olympia 72 ?

Avec le temps...
avec le temps, va, tout s'en va

Moi je dis avec Matthieu que "c'est ben vrai" ! C'est d'ailleurs scientifique que la mémoire ne s'arrange pas en vieillissant. Nous avons d'ailleurs là un début d'explication du succès rencontré : 100 % des français sont d'accord et c'est même un de leur soucis principal.

on oublie le visage et l'on oublie la voix
le cœur, quand ça bat plus, c'est pas la peine d'aller
chercher plus loin, faut laisser faire et c'est très bien

Matthieu fait semblant de croire que le cœur s'est arrêté de battre réellement. Pas du tout, M. n'est pas si con ! Il connaît parfaitement la métaphore poétique de l'amoureux qui a le cœur qui bat. Là, donc, le poème dit l'inverse : l'amoureux a oublié le visage et la voix de l'être aimé, son cœur ne bat plus à son souvenir et le poème dit qu'il ne faut pas se rebeller contre cette déliquescence des sentiments. Il faut savoir faire son deuil, on ne peut pas être et avoir été, il faut passer à la page suivante. Moi je dis que c'est chiadément bien torché et que Ferré ne vole pas ses royalties.

l'autre qu'on adorait, qu'on cherchait sous la pluie

Là aussi, Matthieu cherche à se faire passer pour plus bête qu'il n'est (quoi que..., dirait Tant bourrin dB-). Au cours d'une dispute, Jules claque la porte et part sous la pluie en tee-shirt, et Matthieu enfile son manteau, sort la voiture du garage, attache sa ceinture de sécurité et démarre à sa recherche ??? Non non non, j'y crois pas. Matthieu, il sort en tee-shirt lui aussi. C'est un vrai sanguin, Matthieu.

l'autre qu'on devinait au détour d'un regard
entre les mots, entre les lignes et sous le fard
d'un serment maquillé qui s'en va faire sa nuit

Les 2 premiers vers trouvent grâce aux yeux de Matthieu. C'est vrai qu'ils ont de la gueule. Moi, pour écrire comme ça, je donnerais, je sais pas..., mes actions du blog, tiens ! En disant "Un serment de pute ? Je vois pas, là.", Matthieu n'était pas loin de comprendre, pourtant : oui, on peut dire que la nana se fait traiter de pute. Poétiquement, allusivement, mais l'idée est bien celle-ci : c'est une menteuse (son regard se détourne), mais l'autre, qui a oublié d'être con, il voit clair dans son jeu et il sait bien que ses promesses ne sont que des promesses et que ce n'est pas chez sa mère qu'elle va passer sa nuit (la salope).

avec le temps tout s'évanouit

Oui, avec le temps, tout (même moi, même Matthieu, même les anecdotes, les trahisons, les serments qui se sont révélés être mensongers...) s'évanouit dans la mémoire infidèle des êtres humains. Dans le sens "disparaît", bien sûr ! C'est un peu comme quand on dit "celui-ci, je le vomis...". Ça veut pas dire "je l'avale d'abord, et je le recrache ensuite". Les mots ont plusieurs sens, Matthieu ?

mêm' les plus chouett's souv'nirs ça t'a un' de ces gueules
à la gal'rie j'farfouille dans les rayons d'la mort

Alors, là, Matthieu, le jeu de mot avec "La foir' fouille", ça vient comme un cheveu sur la soupe ? Où elle est la démonstration que la poésie est absente de ce texte ? Tu dérapes, tu changes de sujet, la pente devient savonneuse ? La chaîne de magasins n'existait pas encore d'ailleurs, à l'époque, par contre, le verbe farfouiller, oui.. Ces 2 vers, je les trouve toujours aussi tip-top que les autres. Le poème essaye de faire ressentir que les souvenirs, avec le temps, se déforment comme se décharne un crâne ou un squelette. Le poète plonge dans ses souvenirs et ne trouve que des lambeaux, des traces... Le souvenir à moitié oublié de la plus belle des filles a indubitablement une sale gueule ! Des métaphores comme celle-ci, je tire mon chapeau.

le samedi soir quand la tendresse s'en va tout' seule

Là, Matthieu fait une allusion au film de cul de Canal +. Nonobstant le fait qu'à l'époque de la chanson, il n'y avait qu'une seule chaîne, je trouve cette lecture fine. Samedi soir après l'turbin, à l'époque, c'était la soirée libre : on picolait, on remplissait son devoir conjugal, et si on était solitaire, on fouillait dans les rayons d'la mort, à la recherche (bredouille) de chouettes souvenirs, et on finissait, en désespoir de cause (et non en des espèces de squares), par une bonne branlette. Alors, "quand la tendresse s'en va toute seule", ce serait la métaphore poétique du geyser de sperme ? Je laisse à Matthieu la responsabilité de ses intuitions-force...

l'autre à qui l'on croyait pour un rhume, pour un rien
l'autre à qui l'on donnait du vent et des bijoux
pour qui l'on eût vendu son âme pour quelques sous
devant quoi l'on s'traînait comme traînent les chiens

Le 1er vers ne m'évoque pas grand chose, Laurent B. avait l'air de bien le sentir, il y voyait une allusion à la médecine. On pourrait alors le comprendre comme ceci : l'autre est toujours l'ex, et elle le chouchoutait, le soignait. Elle avait des avis autorisés et définitifs sur la maladie. Nous en avons tous connu, de ces spécialistes des tisanes, des inhalations, des petites pilules homéo... Pris dans ce sens, la syntaxe ne me choque pas (je crois que c'était ce qui gênait Matthieu) : l'autre à qui l'on croyait (en qui l'on avait confiance), pour un rhume (lorsque l'on avait un rhume), pour un rien (des petits riens)... Le 2ième vers parle de bijoux (cadeaux bien palpables et monnayables) et de "vent", qui représente à mon avis tous les autres cadeaux immatériels (les mots doux, les sourires, les soupirs...). "Devant quoi" au lieu de "devant qui" pose un problème à Matthieu mais ne m'en pose personnellement pas : devant quoi se traînent les chiens ? Devant la déité, la déitude que nous représentons pour eux ? Est-ce qu'un chien s'arrête à de tels soucis de genre ? Un chien se traîne, rampe, devant "ÇA"...

on oublie les passions et l'on oublie les voix
qui vous disaient tout bas les mots des pauvres gens
ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid

Encore des conseils de santé qui confirment l'interprétation précédente : la dernière épouse de Ferré était du genre "mama italienne", on dira que c'était son style de femme et que l'ex dont il parle était aussi du genre "protectrice". En tout cas, tout ça est bien émouvant et visiblement vécu, la faim, le froid sont bien des soucis de pauvres, mais tout ça est bien loin, avec le temps, va, les ennuis d'argent s'éloignent...

et l'on se sent blanchi comme un cheval fourbu

Rien de bizarroïde là-dedans. L'escroquerie intellectuelle dont parle Matthieu, c'est juste celle de parler de chevaux alors qu'on a juste vu "Crin-blanc" à la télé ? Quelqu'un du forum dit qu'un cheval fourbu a de l'écume blanche sur la peau, et Matthieu le remercie car il a appris quelque chose aujourd'hui. En fait, si un des sens de fourbu est en effet "fatigué", quand on parle d'un cheval fourbu, il s'agit d'une vraie maladie des sabots, "la fourbure", qu'attrapent quasiment tous les vieux chevaux. Et si ses poils étaient foncés, en vieillissant, ils... blanchissent !

et l'on se sent glacé dans un lit de hasard

Ce vers également me semble évident et lumineux. Matthieu nous demande de le suivre aux Galeries Lafayette où on le voit avec stupéfaction acheter un lit et le ramener sur son dos dans un chez lui sans chauffage (alors que nous aurions plutôt acheté un radiateur électrique), mais on sent surtout qu'il rame à donf depuis quelques vers pour tenter de nous faire rigoler avec ce qui est sans doute LA chanson émouvante du siècle. Moi, rien que l'idée d'un "lit de hasard", ça me glace. Tout le monde a compris (sauf Matthieu ?) que le vers parle d'un coup sans lendemain, tiré vite fait-bien fait dans un hôtel, avec une inconnue (une groupie ?)... Faire l'amour sans Amour, sans sentiments, ça manque de chaleur, ça refroidit le poète, et moi, je comprend le poète.

et l'on se sent tout seul peut-être mais peinard
et l'on se sent floué par les années perdues- alors vraiment
avec le temps on n'aime plus

Matthieu n'a rien trouvé de précis à reprocher aux derniers vers, mais c'est juste que selon lui, la cause est entendue, vu qu'il a bien fait son boulot d'humoriste. Mais les définitions sont tenaces et elles sont précises : l'ironie IMPLIQUE que le lecteur sache qu'il s'agit bien d'ironie. Quand Desproges raconte que Brassens lui a téléphoné pour lui dire "J'aime bien ce que vous faites" et que Desproges affirme lui avoir répondu "Moi aussi, j'aime bien ce que je fais", il n'y a aucune ambiguïté. Tout le monde éclate de rire.