Plus jamais çà. Non n'insistez pas, je vous dis que ce voyage à Minorque fut exécrable et que je ne suis pas près de recommencer la même erreur. Comment ça, je suis difficile ? Ça se voit que vous ne connaissez pas mon beauf et ma beauffe, enfin, ma sœur, quoi ?

Quand ils font bloc, ils sont capables de vous dégoûter du Taj Mahal ou de Saint Petersbourg. Ya ci, ya pas ça, ma piscine est plus chaude, la baguette est plus craquante chez mon boulanger, tu vas voir qu'ils vont pas nous rendre la caution et à l'allure où la Bourse s'effondre, s'il nous reste un slip au retour, faudra qu'on s'estime heureux.

C'est pas compliqué : tu les emmènes à Venise, lui il va tirer la gueule et la jambe à chaque canal car ya une côte pour grimper sur les ponts et elle, elle va flipper sa mère de tomber dans l'eau croupie, d'y attraper une maladie vénitienne ou qu'un pigeon lui chie dessus. Ils insisteront pour s'installer à la terrasse du Florian et, profitant que l'on fait caisse commune, ils passeront leur commande en dernier. Ce qu'il y a de plus cher sur la carte.

Pour que vous compreniez bien tout, je suis le petit dernier de la famille. Mais j'ai beau être proche de la retraite, peser deux fois son poids, ma sœur me voit encore comme le jour où elle m'a découvert pour la première fois à la maternité. Alors dans sa grandeur d'âme et sa large ouverture d'esprit, elle a accepté que je prenne le volant de la voiture louée, malgré mon jeune âge et attendu que j'étais le seul candidat. Mais les consignes étaient strictes : ne pas dépasser les cinquante kilomètres à l'heure et lui remettre les clefs du véhicule dès l'arrêt de celui-ci. J'étais bien capable de les perdre, avec mon irresponsabilité native. Et qui qui se retrouverait dans la mouise, hein ? Hein ? En attendant, elle me rejoue sur la banquette arrière Philippe le Hardy à la bataille de Poitiers (1356) : "Saoul-Fifre, une voiture à droite... Saoul-Fifre, une voiture à gauche..." tout en poussant de petits cris terrifiés censés me rendre apte à une conduite sereine.

Mon beauf lui, avait pris soin de se munir d'une attestation d'un docteur ne répondant plus de sa vie en cas de participation aux tâches domestiques. Nous nous agitions donc tous telles de diligentes abeilles autour de ce faux-bourdon (mais vrai couill..) affalé sur le divan qui zappait en permanence sur les chaînes espingouines dans l'espoir de tomber sur un match de foot ou de rugby. Le matin, il ne se levait qu'après avoir eu les narines chatouillées par la bonne odeur du café chaud et il nous faisait même tire-déboucher les flacons de pinard qu'il contribuait pourtant à vider aussi souvent qu'à son tour. "Mes pieds sous la table et mon cœur pour ma belle", soupirait-il d'aise en la contemplant s'activer à la desserte et à la vaisselle. A sa décharge (peuchère, à son âge ?), il nous avait prévenus avec franchise : "Pour compenser ma non-participation, ma douce travaillera double !"

S'il arrivait sur une plage premier d'entre nous, il choisissait pour s'asseoir le coin "naturiste" et la petite flaque entre ses genoux prouvait qu'il salivait plus vite que le sable n'était capable d'absorber sa bave. Des baigneuses s'éloignaient, dégoûtées, à la recherche de sable vierge de tout vieillard libidineux. Il les suivait à la jumelle tandis que ma sœur, sa femme, s'esclaffait de son niveau d'humour "pipi-lolos-quéquette". C'est rafraichissant de se trouver temporo-transporté dans une cour de récréation de petits sixièmes.

Sans doute la magie de Minorque qui opérait.

Cette magie qui m'y fera sûrement revenir, mais sans les deux autres bizarres, là.

Bon je vous envoie trois cartes postales, il parait que ça se fait.

Ça ne donne pas envie d'aller y plonger ?

La cathédrale de Ciutadella. Jamais vu une ville dont les pierres négocient aussi bien la lumière avec le soleil.

Cet endroit magique, un vallon cultivable bifide, descend en pente douce vers la mer, mais n'arrive pas jusqu'à l'eau. Il se termine par une falaise/éboulis difficilement franchissable. Il se nomme "Chez Saoul-Fifre", enfin, je me comprends : "Chez mon-vrai-nom-dans-la-vraie-vie".