Taanb-Ourhin maudit in petto la foi aveugle de la Fédération en son Calculateur ultime : un méta-ordinateur regroupant en réseau la puissance de calcul de plusieurs trillions de computers, et dont les choix ne souffraient aucun appel. C’est ainsi que, alors que des milliers d’élèves officiers brillants – dont lui-même - piaffaient d’impatience à l'idée de prendre le poste, le Calculateur ultime avait désigné, pour diriger le Blogborygmus, un bouseux inculte de la planète Terre, un dénommé Saoul-Fifre, qui n’avait jamais mis les pieds à bord d’un vaisseau et ne possédait pas la moindre notion de navigation intergalactique.

Assurément, il y avait eu un bug, un putain de bug même ! Mais on ne contestait pas un choix du Calculateur ultime : Saoul-Fifre avait donc reçu une lettre de nomination à la tête du Blogborygmus. Tout autre que lui se serait empressé de refuser, arguant qu’il n’avait aucune compétence pour remplir une telle mission, mais cet être fruste n’avait pas pipé mot et s’était radiné avec son baluchon et ses petites affaires à la base d’embarquement.

Voilà comment le lieutenant Taanb-Ourhin se retrouvait sous les ordres d’un lourdaud inculte, embarqué dans une mission catastrophique.

Malgré l’immense respect de la hiérarchie qui lui avait été inculqué depuis le plus jeune âge, il décida ce jour-là d’aller s’ouvrir de ses griefs auprès du Capitaine Saoul-Fifre.

Il toqua à la porte de sa cabine. Doucement. Puis un peu plus fort. Puis beaucoup plus fort.

Aucune réponse, si ce n’est un léger grognement, dont Taanb-Ouhrin ne put décider s’il s’agissait du ronflement du Capitaine ou de celui d’un des cochons qu’il avait embarqués à bord (faisant fi du règlement) et qui partageaient sa chambre.

Le lieutenant, irrité, donna de violents coups de pied dans la porte métallique. Une voix pâteuse s’éleva enfin :

- Ouais ? Quoi qu’il y a ?

Taanb-Ouhrin s’introduisit dans la cabine. Une odeur sauvage et musquée agressa aussitôt ses narines et le fit chanceler. S’agrippant au chambranle, il réussit toutefois à garder le minimum de contenance qui seyait à un officier navigant.

Le capitaine Saoul-Fifre était avachi sur sa couche, maculée de la fiente des volailles qui picoraient de-ci de-là. Les cadavres de bouteilles qui jonchaient le sol au milieu de flaques de vomi ne laissaient planer aucun doute sur son activité récente.

Le lieutenant Taanb-Ouhrin grimaça mais resta stoïque.

- Capitaine, je suis désolé de vous déranger pendant votre… hem… repos, mais il faut absolument que je vous parle, la situation est grave !
- Bof, tu vois des problèmes partout, Tantan ! Keep cool, vieux ! Tu vas pas faire de vieux os à ce train-là !

Le lieutenant serra les dents et conserva bonne figure, bien qu’il détestât le surnom que lui affectait son capitaine, peu en ligne avec la rigueur militaire qui aurait dû régenter leurs rapports.

- Capitaine, permettez-moi d’insister : le Blogborygmus a dévié de sa route. Nous sommes perdus dans l’espace interstellaire !
- Et alors ? On va bien retrouver notre chemin un jour ou l’autre, non ? Y’a qu’à attendre que quelqu’un passe et lui demander le chemin !
- Si je puis me permettre, Capitaine, je tiens à vous signaler que nous sommes en dehors de toute route commerciale recensée par la Fédération et que, sans vol supraluminique, les probabilités qu’un vaisseau issu d’une civilisation extra-fédérale croise dans les parages sont inférieures à dix puissance moins 782.
- Eh bé, t’as qu’à aller souffler dans les bronches de notre navigateur, histoire de lui apprendre le métier, té ! Ça lui remettra les idées en place !
- Je suis déjà allé voir le caporal Andy Amo pour aborder la question, Capitaine. Il m’a répondu qu’il suivait aveuglément les consignes de son GPS, acheté sur terre, et que pour lui il n'y avait aucun problème.
- Eh bé alors ! Tu vois bien qu’il n’y a pas de mouron à se faire !

Un souffle de découragement balaya la détermination du lieutenant. Il se ressaisit néanmoins.

- Capitaine, j’apprécie énormément votre sens de l’humour. Dois-je vous rappeler toutefois qu’un GPS est un système de géolocalisation par satellites propre à la Terre, et que son utilisation dans l’hyper-espace relève de l’hérésie ? Le caporal Andy Amo a tapé « Terre » sur son GPS voici six mois, celui-ci a interprété ça comme « allée de la Terre-Adélie » à Brouzy-sur-Ventrêche et a indiqué une direction en fonction de la dernière position qu’il avait en mémoire. Le caporal Amo n’a pas cherché plus loin et a filé tout droit dans cette direction, nous précipitant dans des zones inconnues de l’hyper-espace.
- Ouais. Et alors ?
- Et alors ??? Mais… Excusez-moi, Capitaine, je crains que vous n’ayez pas saisi la gravité de la situation ! Sans compter qu’après mes explications au caporal, je lui ai suggéré de passer en pilotage automatique, mais… hem…
- Mais quoi ?
- Mais l’ordinateur de bord semble éprouver quelques problèmes cognitifs.
- Des problèmes co-quoi ? Punaise, abandonne le patois de chez toi et parle le terrien, Tantan !
- Je veux dire par-là que l’ordinateur de bord est devenu fou ! Après analyse, il apparaît qu’il a mal supporté d’être débranché brutalement il y a trois jours. Et… hem… il me semble que vous n’y êtes pas totalement étranger.
- Gné ?
- Hem… Je crains d’avoir à vous rappeler, Capitaine, que c’est vous qui avez débranché l’ordinateur de bord !
- Ah, ouais ! C’est vrai ! Il fallait que je libère une prise pour y brancher mon frigo, j’avais besoin de glaçons !

Maudissant encore une fois le Calculateur ultime et ses choix calamiteux, Taanb-Ouhrin fit une grimace de désarroi qu’il tenta de dissimuler sous un sourire poli.

- Capitaine, si je puis encore me permettre, la situation est vraiment dramatique : de toute évidence, le caporal Andy Amo n’est pas la personne adéquate pour le pilotage du Blogborygmus. Depuis que je lui ai confisqué son GPS, il s’est mis en tête de naviguer à vue.
- A la bonne heure ! Les bonnes vieilles méthodes traditionnelles, y’a que ça de vrai, mon gars !
- Hem… Pour piloter un tracteur, assurément ! Mais pour piloter un vaisseaux traversant l’hyper-espace à une vitesse supraluminique… Sans compter que le caporal Andy Amo est myope comme une taupe et qu’il a perdu ses lunettes avant d’embarquer.
- Tu chipotes toujours, Tantan ! Y’a qu’à mettre quelqu’un d’autre à la navigation et c’est marre !
- C’est que… heu… Capitaine, dois-je vous rappeler que nous ne sommes plus que cinq à bord alors que la logistique de ce vaisseau exigerait que l’on soit au minimum dix ?
- Ah bon ? Et comment ça se fait-y qu’on soit pas assez nombreux ?

Le lieutenant Taanb-Ouhrin regarda son supérieur d’un air interdit. Soit il faisait mine d’avoir oublié les événements de ces derniers mois, soit l’alcool provoquait encore plus de ravages sur sa mémoire qu’il ne le pensait !

- Capitaine, permettez-moi, au cas où vous l'auriez oublié, de vous rappeler comment nous en sommes arrivés là, c’est-à-dire à un équipage composé, outre nous deux, du caporal Andy Amo, chargé - par défaut ! - de la navigation, du Docteur Scoot au service médical et de la Poule, l’entité gallinacéïforme de la planète Kot-Kot, qui assure les travaux d’entretien. Sans rentrer dans les détails, nous avons eu, depuis le début de la mission, un taux de perte supérieur à 50%, puisque nous déplorons la perte de Looh-Rrrran, notre cuisinier, d'Epique-tête, notre aumônier, de Mâha-nou, notre logisticienne, de K-Lune, notre navigatrice initiale, de Cah-cendre, notre informaticienne, et de K'esse K'ady notre machiniste. L'effectif était déjà assez serré au décollage : inutile de préciser que nous nous trouvons désormais en situation de sous-effectif dramatique.
- Rhôô, mais où qu'ils sont tous passés ? Y'a une fuite sur le vaisseau ?

Le lieutenant Taanb-Ouhrin leva les yeux au ciel et soupira.

- Capitaine... hem... peut-être la mémoire vous fait-elle défaut, mais je dois à la vérité de rappeler que vous avez été plus ou moins impliqué dans la perte de tous ces membres d'équipage.
- Moi ? Non, tu rigoles ?
- Je n'ai pas pour habitude de plaisanter, Capitaine. La disparition de Mâha-nou, par exemple, est survenue à l'issue d'une beuverie que vous avez organisée avec une partie du personnel navigant.
- Bof ! C'était juste histoire de leur faire goûter la petite liqueur de prune que je distille dans mon alambic ! Pas de quoi fouetter un chat !
- Hem... A part que le glycol que vous utilisez pour cela a donné un mal de tête carabiné à Mâha-nou. Et vu que le Docteur Scoot lui-même ne se sentait pas très bien, vous avez voulu le remplacer au pied levé et lui proposer vos soins !
- Hé, hé ! Qui ne rêverait pas de jouer au docteur avec Mâha-nou, hein ?
- Le seul souci, Capitaine, c'est que vous lui avez proposé de passer un examen IRM pour vérifier l'état de son cerveau.
- Ah ? Eh bé, ça partait d'un bon sentiment, non ?
- Capitaine, malgré le respect que je dois à votre grade, permettez-moi de vous dire que quand on ne sait pas faire la différence entre un appareil IRM et un lance-torpille, on s'abstient de jouer avec le matériel ! Mâha-nou doit encore flotter quelque part dans l'espace intergalactique à des années-lumière d'ici depuis des mois !

Le capitaine Saoul-Fifre se gratta l'occiput, puis les aisselles, semant la panique parmi la vermine qu'il avait amené de Terre avec lui.

- Bah, l'erreur est humaine, hein, d'autant que je n'ai plus les idées très claires sur ce qu'il s'est passé ce soir-là... Au fait, ça me fait penser qu'il fait soif, là ! Et si on se prenait un petit jaune ?
- Capitaine ! Dois-je vous rappeler que la pédophilie, que ce soit ou non avec un petit asiate, est prohibée dans tout l'espace fédéral ?
- Mouhahaha ! T'es trop con, Tantan ! Elle est bien bonne celle-là ! Je sens qu'on a pas fini de rigoler avec toi pendant cette mission !

En quittant, livide, la cabine de son capitaine, Taanb-Ouhrin ne partageait pas vraiment cet avis : la mission risquait d'être longue, tristement longue ! Il se demandait même si déclencher le dispositif d'auto-destruction du Blogborygmus ne serait pas un fier service à rendre à la Fédération intergalactique !

Il regagna sa propre cabine, les épaules basses, pendant que le vaisseau s'enfonçait plus encore dans de sombres espaces inexplorés.