Ah ce trajet entre Paramaribo et Cayenne, j'ai dû le parcourir plus de cent fois. Deux fleuves à traverser sur des raffiots en ruine, et cette route à travers brousse, parsemée de ces énormes trous, propres à pulvériser le plus costaud des 4x4, et qui ne sont que les restes de la guerre des Jungle-commandos qui, après avoir trop forcé sur la beu avaient fait joujou avec la dynamite. Ces trous qui jadis avaient servi pour ralentir les convois militaires et les attaquer, leur servaient à présent à ralentir les voyageurs pour les braquer. J'ai encore le souvenir qu'un seul d'entre eux m'avait coûté la bagatelle de deux rotules, une crémaillère, un pneu, une jante, un roulement, et en guise de numéro complémentaire, un pot d'échappement.

Six d'un coup, un loto gagnant !

Arrivé à destination après huit heures de route, mazette, huit heures, aussi long que pour aller à Paris : c'est pas qu'on soit vraiment fatigué, mais on sent flageoler un peu ses rotules (ici les vraies). Cette fois-là, mon séjour à Cayenne s'était plutôt bien passé, mais je finissais ma semaine quelque peu éprouvé. Le dernier jour, mon voisin m'invite à prendre l'apéro. C'est un baroudeur, il a fait Madagascar lui aussi. J'ai pas trop de temps, un fax à envoyer à un fournisseur Italien, j'ai l'estomac qui crie famine, mais je peux rien lui refuser, j'accepte. Il me sert des bières de la taille d'un obus de 75, j'en bois trois, quatre, je sais plus, il est déjà presque minuit, je m'enfuis en titubant pour envoyer ce fax malencontreux.

En revenant du centre-ville, je vais au plus court et traverse le vieux Chicago (quartier mal famé de Cayenne). Au détour d'une rue, j'aperçois deux magnifiques blacks dont la plus belle me sourit. Elle m'appelle, et me baragouine quelques mots que je n'entends pas. Je ralentis, je m'arrête, et Boum ! Le piège : deux grands escogriffes noirs me sautent à la gorge. J'essaie de redémarrer, mais je suis arraché de la voiture. Je prends des coups, celui de droite est armé d'une bouteille de Kro. Il s'approche, je le cueille d'un crochet du droit en pleine poire. Je sens le choc, j'ai fait mal. Il fait une vilaine grimace, Aille, là ça va être ma fête ! L'autre s'approche, je le reçois d'un coup de pied dans le bas-ventre. Là, j'ai pas fait mal mais je parviens à le repousser. Ils hésitent, je les entends parler anglais, j'entends le mot "money". Ce sont des Georgetowniens ! Je profite de cet intermède pour me relever. Celui de droite a fui, je suis seul face à l'autre : "alors tu fais moins le fier maintenant que t'es tout seul !". Je l'insulte, le menace et lui hurle les pires insanités, il hésite puis fuit à son tour. Je ramasse la bière que l'autre a laissée et la lui jette en pleine poire. Il l'évite de justesse et prend la poudre d'escampette. Elle explose par terre. Rendu fou-furieux, je retourne à ma voiture et m'arme du gourdin que je garde toujours sur ma banquette arrière, je les poursuis à travers les ruelles, mais en vain. Ils se sont volatilisés.

A ce moment, j'aperçois une énorme flaque de sang sur ma chemise. Je la soulève : j'ai une entaille dans le lard ; ils m'ont troué la peau, ces vaches, et moi j'ai rien senti, même pas vu le couteau... Que faire, où me faire soigner?

Si je vais à l'hosto, avec mon taux d'alcoolémie, les pandores vont pas manquer de rappliquer pour me faire souffler dans leur baudruche. J'ai encore à l'esprit l'histoire du copain Jean-Luc qui comme moi s'était fait suriner pendant le carnaval de Saint-Laurent. Pour tout dédommagement il avait été gratifié d'une amende pour ébriété, alors que l'agresseur avait été relâché. Je retourne chez moi. J'appelle le chirurgien de garde. C'est Diouf. Il ne peut pas quitter son poste mais m'envoie chez sa collègue, Africaine elle aussi. En l'attendant devant chez elle, un brésilien ivre-bourré vient m'aborder. Il tombe bien celui-là, pour toute réponse, je lui montre ma chemise ensanglantée, il s'enfuit épouvanté. La chirurgienne m'examine. J'ai deux entailles dans le gras du bide, dont une de 2 cm juste au dessous du cœur et qui a l'air profonde (6 centimètres, peut-être plus). Elle n'a pas l'habitude, ça se voit. Bien gentiment, elle m'explique qu'elle va m'ouvrir le ventre, me dérouler l'intestin-grêle, me promettant, juré-craché, de tout me remettre en place si toutefois rien n'est endommagé ! J'ignore par quel divin miracle, mais subitement je me suis senti beaucoup mieux. La blessure que j'avais crue si grave, me semblait soudain insignifiante. "Non, Non! je vais très bien vous dis-je, allez soyez mignonne, refermez-moi tout ça et on n'en parle plus". J'ai du être bien convaincant car c'est exactement ce qu'elle a fait.

Le lendemain, je reprenais la route et racontai mes aventures à mes amis Surinamiens. Qu'est-ce qu'ils ont pu rigoler en regardant ma chemise, faut dire qu'elle était belle cette chemise, belle à encadrer : deux énormes entailles devant, les deux mêmes derrière avec la flaque de sang, comme si la lame m'avait traversé deux fois de part en part, sans compter deux entailles supplémentaires sur les côtés, six au total, j'avais certainement eu beaucoup de chance...

Quinze jours après, je suis à nouveau appelé à Cayenne. C'est samedi, la semaine a été rude, il fait chaud, je rentre épuisé du travail. Il est 15 heures, j'ai pas encore bouffé. Mon linge est sale et je veux le laver, mais pas l'ombre d'un lave-linge dans cette foutue maison qu'on m'a prêtée. J'aperçois une cabane dans le fond du jardin, ça doit être là-bas. J'y vais mais je dois traverser l'enclos dans lequel pataugent deux méchants pécaris [1] (sortes de sangliers aux canines longues comme le doigt). Je suis en short, ils s'approchent, leurs groins me reniflent les mollets, leur poil se hérisse. Là, je sens le danger, ces animaux sont dangereux, je le sais, mais trop tard ! L'un d'eux me mord la jambe à pleines dents. Je pousse un cri à la Coluche en secouant la patte, et miracle, il me lâche. Le sang gicle, mon mollet double de volume en quelques secondes, j'ai juste le temps de faire un garrot avec ma chemise, ça fait très mal. Je cours à nouveau téléphoner à l'hôpital. Et devinez sur qui je tombe ? Encore Diouf. Décidément il doit croire que je fais exprès, mon histoire le fait marrer. Quand j'arrive à l'hosto, la doctoresse qui m'examine pousse des cris horrifiés. Elle n'a jamais vu pareille jambe. C'est vrai qu'elle avait une drôle de bobine ma gambette, toute déformée qu'elle était : la chair meurtrie et les deux hématomes lui avaient donné la forme d'un énorme S boursouflé. Elle appelle son chef et me prescrit des pansements alcoolisés et un antibiotique, "ça s'ra tout pour aujourd'hui monsieur, rentrez chez vous, tout se passera bien".

De retour chez moi, je pisse le sang, la douleur est intolérable. J'ai peur pour ma jambe, ce truc va s'infecter c'est sûr ; pas envie de finir estropié. Je file à Kourou pour me faire soigner par un chirurgien que je connais : j'ai 70 kilomètres à faire, mais c'est le prix à payer pour sauver ma guibole, faut que j'y arrive. La route est longue, je roule, j'ai de la fièvre, la tête commence à me tourner; encore un effort, et j'y arrive enfin. Le chirurgien m'annonce non sans humour que je suis un sacré veinard : il vient d'en soigner un autre qui lui s'est fait totalement dévorer le bras par ce genre de bestiole. On évacue l'hématome, on pare les plaies, nettoyage au karcher : la bétadine sous pression rentre par une plaie et ressort par l'autre, ça me fait un mal de chien, mais c'est bon. Pour finir on m'enlève quatre tiques que le bestiau m'avait laissées en souvenir. Les deux plaies qu'ont laissées les canines sont énormes et très délabrées, de la taille d'une pièce de 2 euros. Elles me feront souffrir horriblement pendant près de trois semaines durant lesquelles la station debout me sera insupportable. J'examinerai donc mes patients sur une seule patte, la jambe repliée comme une grue. Qu'est-ce qu'ils ont pu rigoler de moi, tous mes malades... Eux aussi m'ont fait marrer, certains d'entre eux m'assuraient que si je voulais guérir, il me fallait tuer la bête et la manger...et j'ai failli le faire...

Notes

[1] Le pécari est l'animal le plus agressif de Guyane, surtout quand il est en troupeau, car il est le seul à attaquer l'homme. Les Jaguars, pumas, caïmans, anacondas et autres animaux n'attaquent jamais l'homme, contrairement aux idées reçues.