Hélas, ses efforts restaient vains et, malgré d'infimes progrès cognitifs, l'ordinateur de bord restait relativement à côté de la plaque dans ses réponses.


> define position

position confortable, ma foi !

> define stellar coordinates

poil aux rouflaquettes !

Taanb-Ourhin se sentit tout à coup très las. Passablement déprimé, il décida d'arrêter tout et de regagner sa cabine pour se reposer.

Chemin faisant, il croisa le docteur Scoot, qui en profita pour lui faire admirer une nouvelle cicatrice.

- Tiens, Lieutenant, je ne sais pas si je te l'ai déjà montrée, celle-là ? Admire plutôt : c'est un gobe-glaoui tentaculaire mordoré qui m'a fait ça en 2538 sur Ultima X-427... Impressionnant, non ?
- Mm ? Oui, oui... répondit évasivement le lieutenant.
- Et attends, t'as pas tout vu, j'ai aussi une entaille au bras qui va te plaire : c'est en voulant sortir une canette de méthano-glycol vitaminé d'un distributeur automatique défectueux que je me suis blessé sur DTC-Profundis...
- Grumpf... Ouais...
- Mais au fait, j'y songe : j'ai aussi une belle balafre que je m...
- Désolé, docteur, mais j'ai à faire dans ma cabine !

Et sans laisser au docteur Scoot le temps de lui dévoiler une autre partie martyrisée de son anatomie, le lieutenant reprit son chemin vers sa cabine.

Il eut ensuite le loisir de découvrir une nouvelle œuvre de la Poule, l’entité gallinacéïforme - légèrement monomaniaque - de la planète Kot-Kot, qui avait une conception assez personnelle des travaux d’entretien dont elle avait la charge : sur plus de cinquante mètres, la coursive avait été tapissée d'un papier peint jaunâtre orné de fleurs violacées et caca d'oie. Cette nouvelle initiative venait s'ajouter au crépissage de la salle des machines, à l'installation d'un circuit d'eau chaude sanitaire dans la chambre froide, de stores vénitiens sur la moitié des hublots et de poutres apparentes dans le QG. Encore quelques mois à ce rythme-là et ce vaisseau ne ressemblera plus à rien, soupira Taanb-Ourhin.

Il allait pénétrer dans sa cabine quand il eut un étrange pressentiment : quelque chose n'était pas normal depuis plusieurs minutes. Mais quoi ? Il regarda alentours, cogita, tous les sens aux aguets, mais restait sur ce mystérieux malaise : quelque chose clochait.

Tout à coup, la lumière inonda son esprit : le vaisseau filait depuis au moins une demi-heure sans le moindre à-coup ! Et cela, c'était tout sauf normal avec le caporal Andy Amo aux commandes : celui-ci avait pour habitude de piquer du nez toutes les cinq minutes et de se réveiller en sursaut, imprimant par là-même des soubresauts aléatoires sur la trajectoire du Blogborygmus. Mon dieu ! Le caporal aurait-il succombé dans la cabine de pilotage ?

Son sens du devoir ordonna au lieutenant d'aller vérifier la chose sur le champ, même si, in petto, il se disait que la perte du caporal ne mettrait pas la mission en danger, bien au contraire !

Quand il pénétra dans le poste de pilotage, il ne trouva aucune trace d'Andy Amo. Ou plutôt si, une trace : son déambulateur, soigneusement calé sous le palonnier pour que celui-ci ne bouge pas.

- Allons bon, voilà autre chose ! Où est-ce qu'il est encore passé, celui-là ? se dit Taanb-Ouhrin.

La réponse se fit entendre sous la forme d'un ronflement. Le lieutenant porta son regard, interdit, vers le placard à balais. Il en ouvrit la porte. La caporal, aux trois quarts assoupi, y était assis sur un seau retourné et tenait fermement une balayette dans la main.

Il se réveilla en sursaut et, apercevant le lieutenant, lui lança :

- Bonjour Lieutenant ! Ça roule ? Vous faites pas de mouron : y'a un petit vent cosmique contraire, mais je tiens bien le cap !

Le caporal, selon toute vraisemblance, avait dû vouloir se rendre aux toilettes (une flaque mordorée dans le local d'archive, situé juste à côté des WC, semblait valider cette hypothèse) et avait cru, une fois soulagé, s'être réinstallé à son poste de conduite.

Après un court instant d'abattement (mais peut-on être encore plus abattu quand on touche déjà le fond ?), Taanb-Ouhrin décida que la caporal serait moins nuisible dans sa cabine qu'à la conduite du Blogborygmus.

- Allez vous coucher, Caporal, vous avez bien mérité une bonne nuit de sommeil !
- Mais je ne m'endors pas, gamin ! Je vais quand même pas aller pioncer alors qu'on traverse un amas stellaire ! Tiens, ça me rappelle quand j'étais jeune, ça devait être en 2498 ou quelque chose comme ça ! Un jour que je naviguais vers...
- Merci, Caporal, mais j'insiste : allez vous coucher !
- Pas question, je reste fidèle au poste !

Le Lieutenant, formé à la discipline strictéraide, s'ébaubit de tant d'insubordination. Décidément, tout partait à vau-l'eau sur ce vaisseau !

- Oh, et puis crotte ! Si vous voulez rester là à piloter le vaisseau, restez-y !

Et il referma la porte du placard qui, bien vite, résonna à nouveau d'un formidable ronflement.

Le Lieutenant était accablé. Terrassé par le découragement. Cette fois, il en était convaincu, seul un miracle pourr...

- Salut Ducon !

Une voix métallique, inconnue, avait résonné dans la salle des commandes. Le lieutenant, avait sursauté, comme traversé par une décharge électrique. Qui avait donc parlé ?

- Alors Ducon, tu réponds pas ?

Le regard du lieutenant soudain s'écarquilla : sur l'écran de contrôle s'affichait un visage vaguement humanoïde.

- Heu... Lieutenant Taanb-Ouhrin, du vaisseau patrouilleur Blogborygmus, de la Fédération intergalactique. A qui ai-je l'honneur ?
- Enchanté, Ducon ! Moi, c'est Togghalpylomiphrygg-Jihxxypilops, mais tu peux m'appeler Toto !
- Heu... Bonjour... heu... Toto. Puis-je connaître votre origine et votre position actuelle ?
- Pas de blème, Ducon ! Je viens de la planète Hykhvaq-Lomopoggutyxwarg, mais ça te fais une belle jambe, vu que tu la connais pas ! Quant à ma position...

Le lieutenant retint son souffle : si l'inconnu était à distance raisonnable, il pourrait peut-être secourir le Blogborygmus !

- ... je suis dans ton dos, Ducon !

De surprise, le lieutenant fit un nouveau bond qui, en d'autre temps, lui aurait valu un record du monde. Derrière lui, en effet, se trouvait l'être vaguement humanoïde dont la face, un instant plus tôt, s'affichait sur son l'écran de contrôle.

- Mais... Mais... Comment êtes-vous...
- Ne vous inquiétez pas, nos intentions sont on ne peut plus pacifiques !

L'être, vaguement translucide, n'avait ni ouvert la bouche, ni émis le moindre son, sa réponse avait pourtant bien résonné dans le cerveau du lieutenant.

- Vous vous demandez comment je communique ? C'est simple : par ce que vous appelez la télépathie ! Tout à l'heure, lorsque j'étais encore hors de portée de votre esprit, je suis passé par le mode de communication fruste que nous utilisions voici des millénaires et dont vous faites apparemment encore usage. Et votre ordinateur de bord a automatiquement traduit notre langue ancienne dans la vôtre, Ducon... Ah, tiens ? Je sens que vous vous raidissez. J'en déduit que le concept "Ducon" qu'a utilisé votre ordinateur de bord n'est pas une formule de politesse usuelle. Vous devriez vérifier son fonctionnement !
- Mais comment avez-vous pénétré à bord de...
- Inutile de de parler : pensez vos questions, je les entendrai en une fraction du référentiel temporel que vous appelez "seconde" ! Je suis monté à bord de votre vaisseau par une double transmutation organique en encadrement d'une translation vibratoire. Dans votre langue, vous appelleriez cela une "téléportation". Mais venons-en au fait : nous sommes une civilisation très ancienne, bien plus ancienne que la vôtre et que toutes celles de la Fédération intergalactique que vous représentez. Eh oui, je sais déjà tout sur vous, cela nous évitera des palabres inutiles !

Le lieutenant Taanb-Ouhrin en restait bouche bée.

- Pas la peine donc de nous proposer de rejoindre votre Fédération : cela ne nous intéresse pas ! Nous avons déjà atteint une phase d'évolution post-matérielle : comme vous le voyez, nos organismes tendent à la dématérialisation et, d'ici quelques millions d'années encore, notre civilisation ne sera plus composée que de purs esprits ! Tout le "progrès" et le confort matériel que vous imaginez pouvoir nous amener n'a donc ni sens ni intérêt pour nous. Je détecte également dans votre esprit une certaine forme de détresse : vous apprécieriez notre aide.

Une petite lueur d'espoir s'alluma dans le regard du lieutenant.

- Nous ne sommes pas hostile à venir secourir d'autres êtres doués de raison et à les aider à franchir un pas supplémentaire vers la sagesse immatérielle... Hélas, le gouffre qui sépare l'état d'avancement de notre civilisation de la plupart des autres nous oblige à être très sélectif au préalable : nous ne pouvons aider que ceux qui ont déjà atteint un palier suffisant dans la quête de la sérénité et de la conscience cosmique, et laisser les autres poursuivre tranquillement leur évolution quelques millions d'années de plus. Je suis hélas au regret de vous informer que je ne détecte pas en vous le degré requis : trop de rigidité, manque de recul, non, ça ne le fera pas...

Les épaules du lieutenant Taanb-Ouhrin s'affaissèrent.

- Mais peut-être il y a-t-il d'autres entités dignes d'intérêt à bord de ce vaisseau ?... Que se passe-t-il ? Je sens que vous vous raidissez encore plus, comme si la chose était possible ? Je vois que vous essayez de chasser une pensée qui vous est venue à l'esprit, dès que j'ai évoqué une autre entité... Arrêtez d'essayer de ne penser à rien, je vois bien ce qui vous tracasse : un être qui vous horripile et dont vous n'osez même pas imaginer qu'il pourrait vous être supérieur sur la voie de la sagesse ultime... Un être que vous appelez... quelque chose comme "cabidaine" ou "catipaine". Menez-moi à lui, je vous en prie. Inutile de dire non, je vois le chemin dans votre esprit, allons de conserve vers sa cabine !

Chemin faisant, Taanb-Ouhrin ourdit les plus sombres scénarios : tout cela lui paraissait à la fois invraisemblable et cousu de fil blanc. Quand, faute de réponse aux coups donnés à la porte hormis un ronflement bestial, il ouvrit celle-ci, ce fut presque sans surprise qu'il vit le visage de Togghalpylomiphrygg-Jihxxypilops esquisser une moue d'étonnement ("Oooooooh !" fit-il), puis de ravissement et d'enthousiasme.

- Il est au seuil de la sagesse ultime. Je l'emmène avec moi pour l'aider à franchir la dernière marche ! Adieu !




- Qu'est-ce que c'est que cette embrouille, Tantan ? Alors comme ça, tu laisses un alien monter tranquillos à bord du vaisseau, entrer dans ma cabine pendant ma petite sieste et embarquer avec lui mon cochon ?
- Mais je vous le répète, Capitaine, je n'ai rien pu faire : il était supérieurement armé et particulièrement menaçant !

Le lieutenant Taanb-Ouhrin, après avoir tourné le problème cent fois dans sa tête, avait conclu qu'il valait mieux, pour l'ego de tous et surtout du sien, masquer la vérité. A savoir que l'alien en question, en découvrant le spectacle peu ordinaire du Capitaine ronflant au milieu de son vomi et de sa basse-cour, s'était pris d'admiration béate pour le cochon qui lui aussi ronflait comme un bienheureux.

- Quelle créature divine, avait suggéré mentalement Togghalpylomiphrygg-Jihxxypilops, quelle paix intérieure et quel détachement de tout émanent de son âme !

Et c'est ainsi que l'alien en question était reparti avec le cochon de son capitaine dans ses bagages. Mais comment expliquer à tout le monde (et s'avouer à soi-même) qu'un être supérieurement évolué avait jugé un porc plus digne d'intérêt que tout le reste de l'équipage ?

- Bon, c'est pas dramatique au fond, Tantan, vu que j'avais pris mes précautions : j'ai une cinquantaine d'autres cochons dans la soute. Pour ta punition, tu vas juste y descendre et m'en ramener un pour me tenir compagnie... Fais gaffe : ça fait trois jours que je suis pas descendu m'occuper d'eux, ils doivent crever la dalle. Et puis ça doit schlinguer un chouia, tu penseras à nettoyer un peu tout ça avant de remonter, hein !

Le lieutenant Taanb-Ouhrin, plus désespéré que jamais, partit donc vers le fond de cale et la sombre épreuve porcine qui l'y attendait, avec la funeste impression qu'il n'en finirait jamais de descendre au cours de cette mission foireuse.


Chtiot crobard : Andiamo