Si j'ai toujours su vivre avec très peu d'argent, il m'en fallait néanmoins, je m'excuse de cette faiblesse auprès de la compagnie esgourdante. Vint un jour où, mes poches ne contenant plus que de la menue monnaie, je dus rendre visite à cette bonne vieille ANPE, ce repaire d'esclavagistes, ces pirates recruteurs ne reculant devant aucun moyen pour vous amener à signer des contrats d'embauche à vil prix. Ces laquais à la solde du patronat n'ont pas leur pareil pour vous embobiner en vous poussant à la consommation alcoolisée. Vous me connaissez, ils n'eurent pas à beaucoup insister et me firent miroiter des avantages imaginaires et des salaires mirobolants. Des étoiles lançaient des étincelles dans leurs yeux cupides et cruels et je me retrouvai nanti, au sortir des serres de leur verbiage mensonger, d'une adresse de patron potentiel, sis en la bonne ville de Bruges, pas la Venise Belge, mais la commune en périphérie de Bordeaux.

Monsieur Laroza était maraicher. Bien sûr, dès que je trouvais une maison à louer avec un terrain, j'y aménageais aussitôt un potager, par plaisir, mais je n'avais jamais fait ça en professionnel. Je le prévins avec honnêteté mais il ne tordit pas le nez sur l'info. Monsieur Laroza aimait transmettre son savoir. Et moi j'aime apprendre. Oh mon dieu le nombre de techniques, d'outils et de tours de main géniaux que j'ai pu emmagasiner en six mois passés chez ce gars là !

Le raclet. Je l'ai retrouvé sur internet sous le nom de binette provençale mais "raclet" semble bien une appellation locale médoquine. Monsieur Laroza en possédait de toutes sortes et de toutes largeurs, du petiot pour l'ail, qui ne faisait guère plus de deux centimètres de large, au gros de vingt ou trente, pour faire les interlignes. L'important était que la lame soit bien aiguisée, devant et derrière. En la faisant glisser, bien parallèle à la surface, à un ou deux centimètres de profondeur, avec un mouvement de va-et-vient, la lame coupe aisément toutes les mauvaises herbes, même celles avec une grosse racine pivotante. Le collet coupé, la racine pourrit dans le sol et ne repousse plus. Le raclet possède un manche suffisamment long pour que le maraicher ne se baisse jamais. Il se tient très droit, son geste est précis, la lame virevolte entre les plants sans en abimer un seul mais ce travail ne nécessite aucun effort : si le raclet est bien aiguisé (et il convient de vérifier son fil régulièrement) le bras ne ressent aucune secousse, aucune résistance. Encore faut-il que la terre soit parfaite pour le maraichage, sableuse, légère et sans cailloux ? Celle de Monsieur Laroza l'était, zone d'alluvions de la Jalle et de la Garonne, qui plus est amendée, améliorée par des générations d'ancêtres.

Dans ma doulce Provence, je ne pourrai me servir du raclet qu'après avoir fait appel au gros broyeur de rochers. J'y songe avec force.

Monsieur Laroza, qui ne laissait pas souvent ses neurones inactifs, avait imaginé une adaptation du système du raclet pour le tracteur. Un artisan ferronnier du coin lui avait bricolé sur ses indications une lame d'acier taillée en biseau, lui aussi soigneusement aiguisé. La lame, de la largeur du tracteur, était montée sur un bâti à l'arrière de celui-ci. Dès que nous avions fini de récolter une planche, il convenait de la désherber "en plein" pour la rendre propre à la culture suivante. Monsieur Laroza sonnait alors le ban et l'arrière-ban de sa petite entreprise pour venir faire "poids" afin que la lame s'enfonce d'au moins dix centimètres dans la terre et remplisse son office désherbant. Il s'installait dignement sur l'unique siège du tracteur et nous autres grimpions à l'arrière sur le bâti en nous agrippant (sacripants) les uns aux autres et où nous pouvions. Il y avait là dessus Madame Laroza, les deux ouvrières de l'emballage, mézigue et l'autre ouvrier, le portugais. Jamais les deux filles des patrons, toujours tirées à quatre épingles, élevées comme des demoiselles de la légion d'honneur pour leur faire oublier leurs origines bassement terriennes. Enfin on rigolait bien, à servir de poids pour que la lame arrive à s'enfoncer, c'était pas fatiguant, ça nous faisait une pause conviviale en milieu de journée. Du coup, puisque tout le monde était sur place, chacun prenait une fourche et, par des mouvements croisés en forme de X, on extirpait tous les végétaux dont la racine venait d'être tranchée. Hop hop, on chargeait les petits tas sur une remorque et hop : au compost. Tous ensemble, en une demi-heure, la planche était nettoyée.

Je vous parle de compost, de désherbage manuel, mais Monsieur Laroza n'était pas en bio. Il travaillait tout simplement par choix comme le faisaient ses parents avant lui, à une époque où les poisons chimiques n'existaient pas. S'il apercevait, dans son domaine si bien entretenu, une mauvaise herbe en train de fleurir ou pire, de grainer, la salope, son sang ne faisait qu'un tour, il se jetait sur elle et l'arrachait. Comme il travaillait comme il faut, sans cultiver deux fois la même famille de légume au même endroit, il ne connaissait pas trop la maladie.

Monsieur Laroza était d'une méticulosité extrême. Les gestes qu'il m'apprenait avaient la précision du rasoir, on sentait qu'ils se transmettaient avec ferveur d'une génération à l'autre, qu'ils avaient été testés et re-vérifiés et je me devais de les reproduire à l'identique, par respect pour le génie des anciens maraichers de Bruges. Quand il évoquait la rectitude de la marque laissée sur la terre par le cordeau, ce n'était pas une expression en l'air à traiter par dessus la jambe. Il convenait que ce soit droit, Nom de dju ! Les écarts des raies n'étaient pas non plus calculés au pif. Il possédait toute une série de gabarits-traceurs pour marquer les repères précis où nous devions placer notre cordeau, le tendre puis lui imprimer un mouvement régulier de va-et-vient, sans dévier d'un poil, avant de passer à la ligne suivante. Quand les lignes étaient tracées, un autre gabarit, ou le même, servait à indiquer l'endroit où le plant allait être repiqué sur la ligne.

Les plants se préparent à l'avance. Avec une fourche-bêche, on soulève précautionneusement un semis déjà bien levé et on rafraichit les plants, on ne garde que ceux de la bonne taille. Avec le plantoir, on fait un beau trou lisse, on lisse les racines du plant de façon à ce que tous les brins tombent verticalement, on maintient le plan à la bonne profondeur de la main gauche tandis que la droite fait avec le plantoir un nouveau trou à côté du premier et le bouche d'un mouvement de levier. La terre doit surtout être rabattue en contact étroit avec les racines. La parcelle repiquée sera arrosée mais ce serait très gênant qu'il reste un trou d'air sous les racines ! Pour le repiquage, il faut être souple. Les jambes restent droites, écartées de chaque côté de la ligne, et c'est tout le haut du corps qui se plie en avant et les mains qui travaillent au ras du sol.

L'année où j'étais chez lui, Monsieur Laroza me sembla titillé par le démon de la modernité. Nous avons fait des essais avec un presse-motte qu'il s'était fait prêter (un mélange terreau/écorce de pins) et aussi avec une planteuse Super-Prefer, que ses ancêtres ont dû faire un double salto dans leur cercueil !

Je m'étais inscrit à une formation agricole débouchant sur un BEPA (formation où s'était également inscrite Margotte, tiens quel hasard !) et lorsque le centre m'appela pour être "incorporé", je donnai mon congé à Monsieur Laroza. Ce n'est pas pour me vanter, mais ils avaient tous l'air triste de me voir partir vers un autre destin.