Livraison discrète sous emballage anonyme, qu’ils disaient ! Tu parles, ce livreur avait une voix de stentor ! Pourvu que les voisins n’aient rien entendu !

- Vous pouvez déposer ça là, merci !

Submergé par l’émotion et la hâte de voir ce foutu livreur lever le camp, il lui donna dix euros de pourboire après avoir signé le reçu, et claqua vite la porte.

Ouf, ça y était ! Il avait enfin l’objet de tous ses fantasmes, qu’il avait si longuement hésité à commander par crainte des ragots : une androïde de chez Sex Robotics, la division de Robotics Inc. Ltd spécialisée dans les produits… hem… pour adultes.

Car ce qu’il y avait dans cette caisse, ce n’était, à ses yeux, ni plus ni moins que la femme idéale !

En effet, en cette année 2098, les progrès de la cybernétique avaient été tels que l’homme pouvait désormais, à l’instar d’un dieu, créer des robots à son image et avec tant de réalisme que distinguer un humain d’un clone mécanique relevait de la gageure. Sauf à connaître au préalable l’emplacement sous-cutané de l’interrupteur on/off, qui permettait de mettre l’androïde en mode veille, bien entendu !

Le physique peu avantageux de Yannick Bourantrint, sa veulerie et son sens de l’humour inexistant ne lui avaient valu à ce jour que des déboires amoureux. Mais maintenant, grâce à la Cyber-Sex Friend™ de Sex Robotics, il allait enfin pouvoir assouvir ses fantasmes et vivre une sexualité épanouie.

Le catalogue de Sex Robotics permettait de concevoir sa Cyber-Sex Friend™ à la demande. Il avait donc opté pour une reproduction de Yodikine Maillas, la célébrissime actrice des années 2050, donc la beauté gracile et la sensualité avait toujours enflammé son esprit et son caleçon. Comme il n’était pas très grand, il avait demandé une réplique à l’échelle 1:1,15. Et comme il était en mal de sexe et rêvait d'une femme soumise, il avait coché l’option « comportement de geisha ».

Bon évidemment, cela avait sérieusement creusé son budget et l’obligerait à ne se nourrir que de pâtes pendant des mois et des mois. Mais cela en valait bien la peine, et puis les pâtes contenaient beaucoup de sucres lents. Vu les séances de sport intensif en chambre qu’il avait l’intention de s’offrir, il en aurait bien besoin !

Quand le panneau frontal de la caisse fut ôté, il sentit son cœur s’emballer : son androïde, inerte et impassible, était nue, d’une beauté presque indécente. Il tendit la main, effleura le sein gauche. Le grain de la peau et la plasticité de la chair étaient incroyables : il aurait juré caresser une vraie poitrine, n’eût été le manque de chaleur corporelle. Mais ce mince défaut serait réglé dès qu’il mettrait sa Cyber-Sex Friend™ en marche : les résistances sous-cutanées porteraient alors la température extérieure du robot à 37°C… voire plus si affinités !

Outre le mode d’emploi, la caisse contenait également quelques tenues vestimentaires pour l'androïde. « Inutile, se dit Yannick Bourantrint, c’est pour consommer tout de suite ! »

Il emmena sa Cyber-Sex Friend™ dans sa chambre, se dévêtit lui-même et, en proie à une terrible excitation, actionna le bouton on/off sous l’aisselle gauche de sa nouvelle compagne.

Aussitôt, le miracle de la vie s’accomplit : les yeux, d’un bleu intense, s’ouvrirent ; la cage thoracique, si joliment mamelue, se souleva doucement au rythme d’une respiration savamment imitée ; elle s’étira, comme au sortir d’un long sommeil. Dieu que ces machines étaient sophistiquées ! Il aurait juré avoir une femme, belle et désirable, en face de lui ! D’ailleurs, c’était une femme ! LA femme ! Il chassa les mots « robot », « androïde », « machine », de son esprit pour s’ouvrir tout entier au plaisir.

- Bonjour, ma Belle au bois dormant ! Je suis ton Prince charmant !

La Belle en question le regarda d’un air interdit, sembla de raidir et hurla subitement :

- C’est comme ça qu’on cause à un supérieur ? Garde-à-vous !

La bouche de Yannick Bourantrint resta béante. Quelle voix ! Une voix grave, éraillée, virile ! Pas exactement le genre de voix qu’il s’attendait à entendre sortir d’une aussi frêle et délicate personne !

- T’es bouché ou quoi ? Garde-à-vous, j’ai dit ! Et fissa !

Mécaniquement, Yannick Bourantrint s’était raidi, alors qu’une partie précise de son anatomie faisait l’inverse. « Merde, se disait-il, ils se sont plantés sur les options : ils m’ont refilé un modèle sado-maso ! »

- Comment tu t’appelles ?
- Heu… bin… heu… Yannick…
- On répond sans hésiter ! On donne son nom et on ajoute « Sir » ! On recommence : comment tu t’appelles ?

Bon sang ! Elle hurlait avec une voix de fou furieux ! Qu’allaient penser les voisins ?

- Yannick.
- Yannick qui ?
- Yannick Bourantrint.
- Non, crétin ! On dit « Yannick, Sir ! ». Compris ?
- Heu… oui.
- On dit « Oui, Sir ! » Bordel à queues, les petits rigolos dans ton genre, je sais les mater !

Une vague panique commençait à envahir Yannick Bourantrint : quelque chose ne tournait décidément pas rond ! Même pour un modèle sado-maso, ils y allaient un peu fort !

- Bon, cours n°1 : défense en cas d’attaque surprise. Un foutu intégriste kamikaze pénètre dans la pièce pour tout faire sauter. Tu n’as aucune arme sur toi. Qu’est-ce que tu fais ?
- Mais… heu… je ne sais pas, moi ?
- On dit « Sir », bougre de crétin !

Cette fois, la situation virait au vinaigre : l'androïde était complètement fou, c’était certain ! Ah, s’il était resté habillé avant de l’allumer ! Il aurait pu quitter l’appartement et aller chercher de l’aide, même au prix d’une grosse honte ! Mais là, à poil…

- Alors, gros nase, tu réponds ?
- Heu… Je ne sais pas… hem… Sir !
- Alors tu le laisses t'exploser la barbaque sans bouger le petit doigt ? Mais t’es encore plus con que t’en as l’air ! Je te laisse une autre chance !
- Heu… Je pars en courant… hem… Sir ?

La clone de la sublime Yodikine Maillas, de rage, vira à l’écarlate (même ce détail était habilement simulé, grâce aux merveilles de l’électronique).

- Non seulement t’es con, mais en plus t’es un putain de dégonflé ! Je vais te le dire, moi, ce qu’il faut faire ! Le putain de bâtard, tu le chopes fermement par les couilles, et tu tords bien le tout, comme ça !

Et là, tout alla trop vite pour Yannick Bourantrint : joignant le geste à la parole, elle avait empoigné ses parties génitales et leur avait appliqué une violente torsion, avec une puissance hors du commun. Une fraction de seconde avant de tomber dans les pommes, il eut cette vision d’horreur : son sexe arraché, sanguinolent, exhibé sous son nez par sa Cyber-Sex Friend™.



Quand il revint à lui, il était allongé et un type en blouse blanche remplissait une perfusion.

- Ah, voilà notre blessé qui revient à lui !
- Hein… mais où suis-je ?
- Si je vous disais « au cinéma », vous ne croiriez pas ! Vous êtes à l’hôpital – je suis moi-même interne - et on peut dire que vous revenez de loin, vu l’hémorragie que vous avez eue !
- L’hémorra… ?

Tout à coup, la terrible scène lui revint en mémoire, comme un mauvais cauchemar. Il porta aussitôt sa main vers sa zone pelvienne.

- Tututut ! On ne touche pas ! N’allez pas défaire les bandages !... Bon, autant vous l’apprendre tout de suite, vous avez été émasculé par un androïde et… nous n’avons rien pu faire pour regreffer vos parties génitales : il aurait fallu qu’elles soient conservées soigneusement dans de la glace. Au lieu de ça, l'androïde, visiblement, les a violemment écrasées à coups de talon sur le parquet !

Le monde s’effondra. Il espérait enfin vivre une sexualité épanouie, et voilà qu’il se retrouvait eunuque ! Il eut envie de hurler de désespoir.

- Mais comment… heu… enfin… heu… qu’est-ce qui… je veux dire… heu pourquoi…
- Vous aimeriez comprendre ce qui s’est vraiment passé, c’est ça, j’imagine ? Eh bien, pendant vos deux jours de comas artificiel, on a finit par l’apprendre : il y a eu une erreur de montage sur votre… hem… partenaire cybernétique !

Yannick Bourantrint avait remarqué que la commissure des lèvres de l’interne s’était brièvement relevée. Il avait envie de rire ! Il n’ignorait rien de la nature exacte de l'androïde ! Bon sang, cela voulait sans doute dire que tout le monde – et surtout ses voisins ! - saurait à quoi s’en tenir ! Il en fut encore plus déprimé et commença à songer sérieusement au suicide… L’interne continua son explication.

- Visiblement, les usines de montage de Robotics Inc. Ltd ont connu de gros bugs dans leur chaîne logistique, et il y a eu des inversions de programmation de carte-mère de certains androïdes. D’après ce que j’ai compris, votre Cyber-S… heu, votre partenaire cybernétique a ainsi reçu une configuration de caporal formateur de commandos en partance pour l’Afghanistan.

Il ne put cette fois se retenir de rire.

- Notez que j’aurais payé une fortune pour être là et voir la tête des recrues le jour où leur androïde formateur a été activé pour la première fois ! Ça a dû leur faire drôle de voir un gros malabar galonné se mettre à leur susurrer « je suis toute à toi, mon amour » avec une petite voix langoureuse et en prenant des poses suggestives !

Quand il constata que Yannick Bourantrint ne riait pas avec lui, loin de là, l’interne tâcha de retrouver une contenance.

- Hem… Bon. Heu… Au final, il semble que vous n’avez pas été le seul a subir ce genre de désagrément. Il y a eu d’autres cas sur des robots vendus par les différentes filiales de Robotics Inc. Ltd… y compris Sex Robotics, comme vous avez pu le constater ! Mais si ça peut vous consoler, vous allez sûrement pouvoir obtenir de sérieux dommages et intérêts devant les tribunaux !

Non, cela ne consolait pas du tout Yannick Bourantrint, qui demeurait immobile, le regard perdu dans le vide, à méditer sur le mauvais sort qui l’avait frappé.

- Bon, je dois vous laisser, mais je vais activer avant de partir notre nouvelle infirmière androïde. C’est vous qui allez l’inaugurer ! Elle sera aux petits soins pour vous ! Bonne soirée !

Tout en parlant, il avait ouvert un placard et cliqué dans le dos d’une jolie androïde vêtue d’une courte blouse blanche. En d’autres temps, Yannick en eut été tout émoustillé, mais là… forcément…

- Bon, où est-ce que j’ai mis mes outils ?

Les pulsations cardiaques de Bourantrint passèrent subitement à 180 par minute. L’androïde s’était exprimée avec une grosse voix rocailleuse.

Comme dans un mauvais rêve, il la vit ramasser au fond du placard un immense couteau, ainsi qu’une feuille de boucher. Avant de mourir, les derniers mots qu’entendit Yannick Bourantrint furent :

- Bon, où qu’il est le quart de bœuf que je dois désosser ?