Rendu à ce stade (bien que je ne fasse jamais de sport), je m’aperçois que nous aurions dû faire un minimum connaissance. J’interromps donc ce récit pour laisser passer une page de pub : ma propre publicité ! Quand je parle de faire connaissance, il s’agit juste de vous révéler qui je suis : inutile de chercher la réciprocité et de me raconter qui vous êtes, vos problèmes de verrues plantaires, votre repas de famille chez tata Bertille ou la marque de raviolis au cheval que vous ingurgitez en guise de frichti, je me tape de découvrir les tocards que vous êtes, derrière vos écrans !

Bref, comme vous l’aurez compris (ou pas : vous avez l’air tellement cons), je m’appelle Lagravelle. Anselme Lagravelle. Après une vingtaine d’années passées au sein de Charnier & Co. (« Nos pierres tombales ne vous laisseront pas de marbre ! »), j’ai enfin pu atteindre le Graal, le poste de mes rêves, celui qui me permets de faire chier un maximum de gens dans l’entreprise : responsable de l’audit interne. En gros, dès qu’il y a un pet de travers dans le fonctionnement de la boîte –ou même s’il n’y en a pas -, mon service mène une petite enquête et rédige un rapport sur les dysfonctionnements constatés. Et vu que j’ai l’oreille de M. Camardoux, le PDG, mes préconisations sont toujours suivies d’effet. Mon tableau de chasse s’élève à 38 licenciements secs, 17 mises en préretraite anticipée et 263 mises à pied. Inutile de préciser que je ne suis pas peu fier de ces chiffres, d’autant que mon service ne compte pourtant que des bras cassés.

Je peux en effet m’appuyer, mais pas trop fort, sur trois spécimens de l’espèce humaine dont la place devrait plutôt être au Musée de l’Homme, dans un bocal de formol, que dans un service de l’audit interne :

- Albin-Raoul de la Tronchecuq, fin de race issue de la basse noblesse gasconne. Très très basse, la noblesse, puisqu’il doit culminer à un mètre cinquante-sept sans ses talonnettes, si basse que c’est cela qui a dû sauver la branche : les sans-culottes ont sans doute jugé inutile de raccourcir davantage ce genre de rogatons. A part ça, prétentieux, chichiteux, toujours à péter plus haut que son cuq, vert de rage contenue de devoir travailler sous les ordres du roturier que je suis. Inutile de préciser que je lui ai vite dégotté un accélérateur de particule et que, quand je m’adresse à lui, celle-ci a ripé au milieu de son blase.

- Djoni Bigouden, illustration parfaite des ravages d’un alcoolisme atavique, l’air béat d’un ravi de la cruche, le QI plus bas que celui d’un caillou, le seul type capable d’aller réellement voir ailleurs si j’y suis et de revenir me dire que je n’y suis pas, un plaidoyer vivant en faveur de l’IVG. Bref, la même tête de champion que son paternel, retraité de Charnier & Co., qui épela son prénom à l’officier de l’état-civil. Mais ne perdons pas espoir : avec les progrès de la science, peut-être sera-t-il possible d’envisager pour lui un jour une greffe de cerveau ?

- Lucette Moulard, mon assistante. Une laideur fascinante, qui lui vaudrait de remporter haut la main le premier prix d’un concours de beauté, pour peu que celui-ci soit organisé au pays des limaces. Ce qui ne l’empêche pas d’être pourvue d’une libido de même calibre : c’est une nympho de première bourre, et même de deuxième, de troisième, de quatrième, et d’autant de bourres que le permet la résistance masculine ou le viagra. Tout Charnier & Co. ou presque lui est passé dessus, mais en regardant ailleurs pour éviter l’étrange agencement de son visage qui ferait débander un arc.

Voilà le portrait de ma fine équipe. J’en viens à me demander certains jours si je ne serais pas plus efficace sans eux : « il vaut mieux être seul que mal accompagné », comme disent les moches. Mais d’un autre côté, avoir des subalternes titille le croupion de mon amour-propre avec la plume de l’orgueil.

Mais je digresse, je digresse, alors qu’on me paye pour dégraisser ! Après avoir fermé cette parenthèse, je reprends le fil de mon récit et l’enfile dans le chas de votre attention[1].

- Heu… Salut, Lagravelle ! Tu vas bien ?

Vous aurez noté que je reprends mon récit pile-poil où je l’avais laissé, ce qui prouve que j’ai su tirer profit de ma lecture approfondie de « Raconter une histoire à des nuls ».

- Bonjour, Crogouillon. Vas-y, crache direct le morceau : de quoi as-tu besoin ?
- Moi ?... Heu, de rien, que vas-tu imaginer là ? Je passais juste pour te saluer amicalement, rien d’aut…
- Accouche, je te dis !
- Remarque, si tu insistes, j’y pense soudain, j’ai peut-être un petit service à te demander…
- Ah, on y vient !

Le Crogouillon, on sent qu’il a le mollard visqueux, vu qu’il hésite encore à cracher le morceau. Ses gonades ont dû prendre la route des vacances et aller planter leur tente dans son gosier, pour qu’il se sente aussi gêné aux entournures. Je bois du petit lait et le laisse se décomposer. La prestance hautaine dans laquelle il se drape d’ordinaire se barre en loques. Le roi est nu ou, en l’occurrence, le chef du service achats et fournitures est à oilpé !

- Tu vois, Anselme, j’ai un petit souci…

Pour qu’il me donne ainsi du « Anselme » avec du miel dans la voix, j’imagine qu’il faut traduire par « je suis dans une merde noire ». Tout ce qui emmerde Crogouillon me plaît par définition. Et quand il tire la gueule comme ça, je suis au bord de l’orgasme. Quelle douce bibine pour mes babines que sa bobine ![2]

- … on vient de terminer l’inventaire des fournitures pour préparer le bilan comptable et… heu…
- Et quoi donc ?
- Eh bien, il se trouve que… hem… il manque des fournitures. Oh, pas grand-chose : quatre-vingt-six paquets de post-it verts. Mais c’est un tout petit peu gênant quand même.
- Un tout petit peu gênant ? Tu veux rire ? Le père Camardoux, c’est pas le genre à s’accommoder de petits écarts ! M’est avis que tu vas bientôt recevoir une nouvelle dotation vestimentaire, une belle blouse bleue, et une nouvelle lettre de mission : nettoyer toutes les chiottes de l’immeuble !

Mes douces paroles de réconfort ont l’heur d’accélérer l’affaissement du gros Crogouillon[3] : de mou, il devient flasque, voire coulant sur les bords.

- Déconne pas, Lagravelle, ça ne me fais pas rire ! Je… je me suis dit que tu pourrais peut-être… heu… m’arranger le coup, hein ?
- Arranger le coup ? Tu veux dire : faire autre chose que mon devoir ? Mais quelle horreur, mon cœur saigne d’entendre de telles choses !
- Allez !
- Faute il y a eu, sanction il doit y avoir, voilà ce que me dicte le sens du devoir et la fidélité à mon entreprise nourricière !
- Anselme, pas avec moi, s’il te plaît…
- Quatre-vingt-six paquets de cent unités ! Huit mille six-cents post-it qui sont autant de gouttes de sang arrachées à Charnier & Co., autant de plaies béantes dans sa bonne santé financière, autant de noirs charognards qui planent au-dessus de la tête de ses 1268 employés ! Enfin, je veux dire des 1267 employés qu’il restera bientôt, hein !

Crogouillon pousse un soupir de force 12 sur l’échelle de Beaufort.

- Bon, OK, combien ?
- Ah, bin voilà, quand tu veux, tu trouves les mots qu’il faut pour être convaincant ! Dix mille euros et, en sus, tu te démerdes pour faire refaire mon bureau à neuf.
- Hein ? Ça va pas ? Et puis quoi encore ? Tu veux pas un Mars en plus ?
- Bonne idée ! Dix mille euros, un bureau refait à neuf et un Mars, donc !
- Tu te fous de ma fiole en plus ? Va crever !
- Un jour ou l’autre. Mais avant, je souhaite laisser une trace de mon passage sur terre : je vais me lancer dans la rédaction d’un petit rapport à M. Camardoux sur les errements de son service achats et fournitures…

Le teint rubicond de Crogouillon vire au violacé, signe d’une rage si mal contenue que je crois apercevoir deux petits jets de vapeur jaillissant de ses oreilles.

- C’est bon, crevure, t’as gagné ! T’auras tout ça ! T’es vraiment un fumier de lapin ! Mais t’as intérêt à me trouver un coupable d’ici à vendredi, sinon : nib !
- T’affoles pas, je connais mon métier ! Je mets toute ma force de frappe sur le coup !... Ah, au fait, n’oublie pas le Mars, hein ! J’y tiens !

Il part en claquant la porte de mon burlingue si violemment qu’il faudra sûrement prévoir des travaux de consolidation des fondations de l’immeuble. Alors qu’il regagne son propre bureau, je l’entends grommeler dans le couloir que je suis un superbe sodomite, mais en des termes plus fleuris que cela.

La partie réjouissances terminée, il s’agit maintenant d’agir, et vite : la carotte est suffisamment appétissante pour se magner le train, comme disait le concepteur du TGV. Je convoque donc la tronche de cuq et Bigouden, histoire de leur brosser le topo (sans évoquer pour autant les dix mille euros, le bureau neuf et le Mars : ne soyons pas bassement matérialistes !) et de les mettre au taf sans tarder.

- Bon, toi, la tronche de cuq, tu vas al…
- « De la Tronchecuq », s’il vous plaît ! Je vous saurais gré de bien vouloir respecter le nom glorieux de mes ancêtres !
- Fais pas chier avec les détails, baron ! Tu prends ta particule par la peau du cuq et tu vas la balader de burlingue en burlingue, histoire de tâter le terrain et de repérer les paquets de post-it verts non entamés dans les tiroirs, puisque ceux qui ont disparus avaient cette couleur.
- Vous n’auriez point quelque tâche plus gratifiante à me confier ? J’ai horreur de me mêler à tous ces gens avec lesquels je me sens bien peu d’atomes crochus. Ah, si feu mon grand-père Hector-Marcel de la Tronchecuq n’avait pas placé tous ses avoirs dans les emprunts russes, je n’en serais pas réduit à devoir m’abaisser à tr…
- Votre gueule, ton altesse ! Tu fais ce que je te demande de faire et tu la boucles ! Parce que si c’est du gratifiant que tu cherches, je peux te gratifier d’un coup de 44 fillette dans le derche, et ça va être vite fait ! T’as qu’à demander ! Compris ?

Vexé comme une danseuse étoile que l’on forcerait à interpréter la « Danse des canards », il se lève, le menton haut, redresse son nœud de cravate d’un geste théâtral et se dirige vers la porte d’un pas altier. Se retournant, il dit :

- Eh bien, soit ! Je m’incline devant la force brutale de la structure hiérarchique. Je vais donc m’affranchir de cette tâche, mais je clame haut et fort l’iniquité de cet ordr…

BLAM !

A marcher en regardant derrière lui, la tronche de cuq s’est emplafonné le chambranle de la porte. Avec le bleu dont va se colorer son œil, son teint d’endive asthmatique et le rouge du sang que pisse son nez, il va arborer les couleurs du drapeau tricolore un certain temps, le nobliau de mes deux fleurs de lys !

Cette partie de l’enquête étant lancée, je me tourne vers Bigouden qui, impavide, se cure le nez depuis dix minutes et colle le fruit de ses activités minières sous sa chaise.

- Bon, Bigouden, c’est à nous.

Aucune réaction visible. Aucune trace de présence intelligente dans son regard bovin. Il se contente d’explorer ses fosses nasales de plus en plus profondément. Vu que les deux premières phalanges de son index disparaissent dans son tarin, je crains qu’il ne creuse trop et finisse par estropier le peu de neurones dont il dispose (et je dois avouer avoir longtemps hésité à mettre un « s » à « neurones »). J’interviens donc de nouveau :

- Bigouden ? Oh ! Tu m’écoutes ?
- Gné ? Ah oui, Bigouden, c’est moi ! Présent !
- Tu vas aller au poste de sécurité et tu vas visionner tous les enregistrements vidéo de la semaine filmés dans le local fourniture.
- Heu…
- Oui ?
- C’est quelle fréquence, sur le poste ?
- Pas un poste de radio, crétin de course ! Le poste de sécurité, là où il y a les gros types baraqués en uniforme près de l’entrée ! Compris ?

Demander « compris ? » à Bigouden, c’est aussi con que de demander « vu ? » à un aveugle. Évidemment, il n’entrave rien. Je décide d’être pédagogue et de me mettre à son niveau d’intelligence pour être bien compris, c'est-à-dire de faire une plongée dans l’infiniment petit.

- Bon, Djoni, tu me suis, on va aller au poste ensemble. Là-bas, je vais leur demander de te passer une super émission de télé-réalité. Tu sais, ces trucs avec des abrutis et des bimbos à gros nichons, filmés dans un loft. Je suis sûr que t’aimes ça ?

Mon brillant subalterne pouffe bruyamment, avec un rire qui n’est pas sans rappeler le bruit d’un évier qui se vide.

- Ah ouais, ça, je connais ! Z’avez vu Kévinette, dans « Secret loft people », chef ? Elle est bonne, hein ?
- Écoute, mon petit Djoni, on parlera de ça une autre fois, hein ? En attendant, tu vas t’asseoir là et bien regarder cet écran. Tout ce que je te demande, c’est de noter les noms des gens que tu verras entrer dans la pièce qui est filmée. A chaque fois, tu notes la date et l’heur… heu… tu recopies les petits chiffres qu’il y a en bas de l’écran à ce moment. OK ?
- Cool ! Je peux envoyer des SMS pour éliminer les types ? Moi, y’a que les meufs avec des gros nichons qui m’intéressent !
- Hem ! Fais ce que je t’ai demandé de faire, c’est moi qui me chargerait d’éliminer qui de droit… des effectifs de Charnier & Co. !

Après m’être assuré que mon sbire bulbo-déficient a à peu près capté ce que j’attends de lui, je regagne mon burlingue, ferme la porte et m’affale dans mon fauteuil - inclinable - pour y taper un petit roupillon. Oups, pardon, je voulais dire : pour une petite séance d’introspection. Après tout, il faut bien qu’être chef de service ait ses menus avantages, non ?

Comme je tiens à mettre un maximum de réalisme dans mes récits, je vous invite donc à fermer cette page et à n’en reprendre la lecture que dans trois plombes, vu que c’est le temps qui s’écoule avant que l’action reprenne. A bientôt !

--- (temps réel : trois heures)…

Hem ! Vous croyez que je ne vous ai pas repérés ? J’ai bien vu que vous avez continué votre lecture comme si de rien n’était ! Ça a une tronche à faire fuir un orang-outang et ça espère passer inaperçu ! Pfff ! Enfin, bon, il faut être indulgent avec les défavorisés, je vais faire comme si de rien n’était.

Après ma petite introspection donc, je convoque la tronche de cuq dans mon burlingue, histoire de voir si la pêche a porté ses fruits (des citrons de préférence : ça parfume bien le poiscaille). Il me la joue matamore :

- Sans surprise, les qualités inhérentes à l’aristocratie, finesse, perspicacité, déduction, m’ont permis de débusquer sans tarder la ribaude coupable de prévarication. Mirez donc ce que j’ai déniché dans le tiroir de Mme Moulard, votre assistante.

Et il me fout trois paquets de post-it non entamés sous le renifloir.

- Bravo, tronche de cuq !...
- « De la Tronchecuq », s’il vous plait ! Je ne tolèrerai pas q…
- Ta gueule ! Bravo donc, mais je me pose une question : dois-je t’appeler Sherlock ou « chère loque » ?
- Je vous demande pardon ? Qu’est-ce à dire ?
- C'est-à-dire que tu me chatouilles le blair avec des post-it roses, alors que ce sont des post-it verts qui ont été volés ! Et avec l’Amora qui m’y monte, au nez, il vont bientôt virer au jaune ! Et ton bulletin de salaire, lui, il va tourner au bleu d’un avis de licenciement !
- Heu… rose, vous dites ? C’est que… heu… je crains de souffrir d’un léger daltonisme.
- Évidemment ! Ça se reproduit en circuit fermé, les cousins épousent les cousines pour que le sang reste bleu, ça consanguine à donf, et après ça s’étonne de virer fin de race, option tares congénitales ! Disparais de ma vue avant que je te les fasse bouffer, tes post-it, et pas nécessairement par la bouche !

Ulcéré par mes propos amicaux, il s’exécute, le menton haut (c’est à dire à un mètre cinquante du sol). Tout en se dirigeant vers la porte, il profère en se retournant ces mots qu’il veut définitifs :

- Je n’obéis pas à vos ordres, Monsieur, je me retire librement car il n’est point de noblesse de cœur en ces lieux !

BLAM !

Il se mange le chambranle, comme un gond, mais sur l’autre versant de sa face de vieux rance vieille France, ce qui parfait sa symétrie cocardière.

Il ne me reste plus qu’à espérer que Bigouden ait déniché quelque chose. Je file donc au poste de sécurité, bien que je n’aie pas envie de tisser[4].

J’y découvre Bigouden, la langue pendante devant son écran, une mare de salive à ses pieds, ce qui laisse supposer que la langue en question n’a pas dû rentrer souvent dans son clapoir depuis trois heures.

- Alors, Bigouden, du neuf ?... Bigouden ?... Bigouden !
- Heu… ah, ouais, c’est moi, présent !
- T’as repéré quelque chose ?

Djoni Bigouden lâche un rire plus gras qu’un menu maxi best of de McDo. Apparemment, il a apprécié le programme : il faudra songer à vendre les enregistrements à TF1 !

- Ouarf ! Trop cool, ce programme ! Y’a que deux personnages, mais la meuf, elle est chaudasse !
- Ah ah ? Tu as noté les noms et les heures ?
- Les heures ? Heu…
- Bon, laisse tomber. Qui as-tu reconnu ?
- Bin, c’est Nestor et Lucette !
- Nestor ?... Nestor Lapine ? du service contentieux ?
- Ouais, c’est lui qui se tape Lucette en ce moment ! Ils ont fait ça trois ou quatre fois par jour… Trop chaud ! Elle est bonasse, la Lucette ! Elle connait de ces positions !
- Hem ! Avec un sac à pommes de terre sur la gueule, éventuellement…
- Et ils ont même fini par se faire tomber l’armoire sur le râble tellement ils se démenaient ! Ouaaarf !
- L’armoire leur est tombée dessus ? Tiens, tiens ! J’aimerais bien voir les images…

Vingt minutes plus tard, je suis dans le bureau de Crogouillon. Je vais tâcher d’avoir le triomphe modeste et me contenter de le mettre plus bas que terre.

- T’as mes dix mille euros, ducon ?
- Tu pourrais au moins frapper et dire bonjour, Anselme ! (chuchotant) Oui, j’ai ton fric, espèce d’empaffé, mais tu m’as trouvé un coupable ?
- Ouais, aboule ton enveloppe et suis-moi… Eh ? Et mon Mars ? il est où, mon Mars ?
- Fais pas chier, Lagravelle ! Tiens, voilà deux balles, t’iras en prendre un au distributeur de l’étage ! Où m’emmènes-tu ?
- Au local des fournitures. Tiens, entre, et dis-moi si tu ne remarques rien…

Même au cirque Barnum, il n’ont jamais eu un spectacle à la hauteur de celui-là : Crogouillon qui s’efforce de faire pénétrer sans chausse-pied ni vaseline ses cent-cinquante kilos de barbaque dans le local exigu des fournitures. Il essaie de rentrer son ventre : l’ovoïde aplati de sa bidoche devient sphérique, mais la porte reste bêtement rectangulaire : rien de plus gond qu’une porte ![5] Il force, s’insinue centimètre par centimètre, c’est un combat homérique. Croyez-moi, les murs ne sont pas fiers !

- Alors, tu ne remarques vraiment rien ?
- Comment veux-tu que je remarque quelque chose ? On se croirait dans une maison de poupée !

M’est avis que le jour où l’on remplacera Ken par Crogouillon pour tenir compagnie à Barbie, le monde va vite se retrouver en pénurie de matière plastique.

- T’as qu’à ressortir, si tu ne vois rien ! Avec un peu de recul, ce sera mieux !
- Groumpf ! Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ?

Si, bien sûr que je pouvais le dire plus tôt, mais il eut été dommage de se priver du show à l’américaine (les USA, pays des obèses !) que m’offre mon cher voisin de bureau : c’est aussi jouissif au retour qu’à l’aller !

- Allez ! Poussez ! Poussez ! Poussez ! Ouais, félicitation, c’est un garçon !
- Arrête de te foutre de ma gueule, Lagravelle, tu veux bien ?
- Au lieu de chouiner, passe juste ta tête dans l’encadrement de la porte – n’aie pas peur, elle est beaucoup moins grosse que tu ne le crois - et regarde à l’intérieur. Tu ne vois toujours rien de spécial ?
- A part deux armoires et quelques toiles d’araignée au plafond, non !
- C’est toi qui as des toiles d’araignée au plafond, Crogouillon ! Et des matières fécales dans tes globes oculaires, accessoirement !
- Bon, ça suffit ! Crache le morceau, Anselme !
- Allez, j’ai pitié de toi ! C’est dans le bas de l’armoire de gauche que ça se passe… si ton regard peut porter au-delà de l’édredon de graisse qui te tient lieu de ventre !
- Pfff, t’es lourd, Lagravelle ! Je t’ai déjà dit que ma légère surcharge pondérale, c’était génétique !
- En tout cas, ton bidon, ce n’est pas une gêne étique, mouarf ! Allez, tous en chœur : si tous les gras du mon-onde…

Le Crogouillon est au bord de l’apoplexie : il est cramoisi, le gras moisi. Je pousse à bout et le poussah boue. Avant l’éruption volcanique du massif ventral, il est temps de dégainer mon suppositoire pour faire tomber la fièvre.

- Au fait, Crogouillon, j’ai croisé le père Camardoux tantôt et nous avons causé de cette affaire de prévarication. Il m’a confirmé qu’il fallait que des têtes tombent, à quelque niveau que ce soit. Tu crois qu’il visait quelqu’un ?

Le directeur du service achats et fournitures passe subitement du rouge au vert. La DDE ferait de substantielles économies en l’installant à un carrefour pour réguler la circulation.

- Il… Il a vraiment dit ça ?
- Oui, plus ou moins. Le vieux Camardoux, c’est pas le genre à s’emmerder avec les détails…
- Lagravelle… heu… Aide-moi ! Je t’ai filé le fric, je te promets de m’occuper dès demain de l’aménagement de ton bureau, mais tire-moi de ce guêpier. Il me faut un coupable, et vite !
- Tssss, tu t’affoles pour un rien, mon pauvre Crogouillon ! Si tu te décidais enfin à bien observer le bas de l’armoire, hein ?
- Bin, qu’est-ce qu’elle a, ta putain d’armoire ? Elle est juste branlante et quelqu’un a calé le pied avec… hein ???
- Eh oui ! Avec deux paquets non entamés de post-it verts !
- C’est mon coupable qui a fait ça ! Il me le faut ! Il me le faut ! Il me le faut !

Crogouillon est tellement sur les nerfs qu’il fait des bonds, risquant par là-même de fragiliser les fondations de l’immeuble. Il a le regard halluciné d’un junkie en manque et qui a besoin de sa dose.

Comme, pour ma part, je commence à en avoir ma dose, de cette histoire, je décide enfin de la partager avec lui.

- Regarde ces tirages papiers. Quelques clichés des meilleurs moments d’un film porno que je viens de voir au poste de sécurité, et pourtant on n’est pas samedi soir !
- Mais, c’est Nestor Lapine et… ton assistante ? Et ils sont tout… heu… ils font… heu…
- Yep ! Ils baisent dans le local à fournitures ! Tiens, regarde celle-là, tu connaissais cette position, toi ? Oups, excuse, j’oubliais que t’étais célibataire ! Dame ! Pour trouver une femme assez résistante à l’écrasement…
- Ce… ce sont eux les… les coupables ?
- Brûle pas les étapes ! Mire plutôt : là, ils se sont tellement échauffés qu’ils ont fini par se faire tomber l’armoire branlante (devant un tel spectacle, ça se conçoit !) sur le râble. Et sur celle-là, Nestor Lapine la remet à la verticale (l’armoire, pas Lucette). Et enfin, les deux meilleurs tirages (mot ô combien approprié) : sur le premier, on le voir clairement prendre des paquets de post-it dans l’armoire ; sur le second, il s’en sert pour la caler.
- Alors, ce serait lui… le coupable ? Mais… heu… là, ça explique la disparition de deux paquets, mais les quatre-vingt-quatre autres paquets manquants ?
- Je te l’ai toujours dit, Crogouillon : tu manques de pragmatisme ! Peu importe de savoir où ils sont passés : tu tiens un coupable avec preuves matérielles à l’appui ! Qui vole un œuf vole un bœuf, qui vole une perlouse vole une bouse, qui vole un grabataire vole un cimetière, et toutes ces sortes de choses ! Avec les preuves que je t’amène sur un plateau, t’as un dossier de licenciement pour faute grave en béton, inattaquable devant les prud’hommes.
- Ouais, t’as sûrement raison. J’ai quand même des scrupules : il a cinq gosses, le Lapine !
- Sans compter tous ceux qu’il a dû faire à droite, à gauche ! Sans vouloir te conseiller, c’est lui ou toi ! Camardoux a besoin de faire un exemple !
- Oui, t’as raison. Et puis Lapine, il est au contentieux : ça ne retombera pas sur mon service ! Finalement, c’est une bonne chose !
- Ouais, tout est bien qui finit mal pour Lapine ! Bon, c’est pas tout ça, faut que tu me montres le catalogue des fournitures, que je choisisse ma nouvelle moquette et le mobilier neuf pour mon bureau !


Voilà. Affaire rondement réglée. Bon, évidemment, on pourra chipoter qu’il y a eut quelques dégâts collatéraux : hier, on a retrouvé Lapine pendu dans le local des archives, mais aucun lien n’a pu être clairement établi avec le fait qu’il avait reçu sa lettre de licenciement le matin même. Pensez ! Sa lettre d’adieu a fini dans mon broyeur, je n’allais quand même pas laisser ternir la réputation de Charnier & Co. ! Très élégamment, le père Camardoux a consenti une ristourne de 5% à la veuve de Lapine sur l'achat d'une pierre tombale, ce qui prouve que notre groupe fait preuve de compassion dans la douleur.

Maintenant que j’ai un peu de temps devant moi avant le prochain audit, maintenant que j’ai découvert où étaient passés ces deux foutus paquets de post-it qui manquaient à l’appel, je vais enfin pouvoir finir la fresque murale dans mon bureau : un superbe Hulk de deux mètres de haut, entièrement réalisé à base de post-it collés sur le mur, les quatre-vingt-quatre paquets que j’ai piqués l’autre jour dans le local des fournitures.

Que voulez-vous, on ne se refait pas : j’ai une âme d’artiste !


Notes

[1] Je suis diplômé de l’École nationale supérieure de la métaphore

[2] Vous pourriez applaudir l’allitération, merde !

[3] A répéter dix fois de suite sans bafouiller.

[4] Vous pourriez au moins faire semblant de rire !

[5] Pardon ? Je l’ai déjà fait, celui-là ? Que voulez-vous, j’ai un cœur door !