L’homme des bois…

C’est ainsi qu'on appelait un pote de classe. Son patronyme commençait par « M » : je vais donc l’appeler Maurice…

Maurice était un grand gaillard, la tronche fendue en deux, toujours la banane ! Sapé façon craspouille, pas de chaussettes, tous les matins il devait se filer la tête contre le mur afin de se coiffer, à moins qu’il ne se colle un pétard dans les ronces et qu’il allume la mèche !

Aujourd’hui, il serait à la mode, mais dans les années cinquante pas trop ! C’était la coupe à la « Branlons Mado » qui faisait fureur ! Mécolle, avec mes douilles frisées façon Rital, j’étais dans l’sac !

Donc revenons à Maurice. Ce mec, je ne l’ai jamais vu sortir un cahier ou prendre des notes, toujours le dernier de la classe, je le talonnais, sans toutefois réussir à lui chourer sa place. Il y tenait au Godin, bien chaud l’hiver, dans ces classes hautes de plafond et difficiles à chauffer avec leurs nombreuses fenêtres. Moi, je l’aimais bien, l’homme des bois, gentil, poli avec tout le monde, pas bavard, présent mais glandeur comme c’est pas possible.

En fait, il avait tout compris Maurice : il avait adopté l’attitude du parfait crétin, le sourire, l’amabilité, le silence, incognito, furtif je dirai… Voilà, il avait inventé l’élève furtif bien avant les avions du même type ! Une pointure, ce mec, quand j’y songe…

Les profs aussi l’appelaient « l’homme des bois » : on aurait dit qu’il sortait d’une hutte de charbonnier de l’époque moyenâgeuse ! Non content d’être négligé, le gant de toilette chez lui ne faisait que passer… Ses fringues schmouttaient la vieille sueur. Mais bon, on n’ allait pas en faire un cake. La guerre étaient finie depuis peu et on était habitués à manquer de baveux, de fringues et tout le reste !

Aujourd'hui, ils font la gueule s'ils n'ont pas des niques, des t'as dit l'as, ou des cons verts !

Quelques années plus tard, pris de remords quant au peu d’attention que j’avais porté à mes pauvres études, je m’inscrivais au cours de dessin industriel.

Ces cours étaient dispensés gracieusement le samedi après-midi et le dimanche matin. Au passage, j’allais à la gambille toute la nuit le samedi. Quand j’arrivais après deux ou trois heures de sommeil aux cours, le garenne n’était pas très frais !

Un beau matin (z’avez remarqué ? On dit toujours un beau matin dans les histoires, JAMAIS : un matin pourrave !)... Un beau matin donc, je vois débouler dans la salle un grand mec : costard gris anthracite, cravate, tronche fendue en deux… L’homme des bois, m’écriai-je !

Il vient vers moi me dit bonjour, et moi la mâchoire pendante :

- Putain, KESKITARRIVE Maurice ?

- Rien de particulier, je suis venu saluer Monsieur « X » qui était mon prof. De dessin indus.

- Tu es dessineux ?

- Non, maintenant, je continue mes études afin d’être ingénieur !

- %^¨$£**µ// ; ???

- T’as l’air surpris ?

Moi l’air crétin (naturel en somme) :

- Ben oui ! Écoute, Maurice, à l’école, tu étais franchement nul ! Moi, j’étais pas loin, d’accord, mais comment tu as fait pour intégrer une école d’ingénieur ?

- Facile, je comprenais tout ce que les profs racontaient, mais ça m’emmerdait d’écrire, je suivais parfaitement les cours… Et puis je m’y suis mis, et voilà !

Je ne sais pas si ce Maurice était ce qu’on appelle un « surdoué » mais ça lui ressemblait bougrement ! Mais en matière de « foutage de gueule », c’était une pointure assurément.