Plus difficile que moi en melons tu meurs. Exigeant sur la qualité. En fait mon père était producteur de melons en Algérie (entre autres). Et puis vous savez ce que c'est, ah non vous êtes presque tous parigots-bouches-de-métro, mais un enfant de cultivateur on attend de lui qu'il finisse les invendus, ça fait partie du contrat qu'on lui a fait signer avec son sang à la maternité.

Ah j'en ai bouffé du melon trop mûr ou bien malade ou bien ligneux, fallait pas gaspiller, tu sais combien on aurait pu le vendre, un beau melon comme ça, ingrat, t'y comprends rien, tu connais pas ton bonheur. Chez nous, on mangeait pas des "tranches" de melon, c'était chacun son melon, voire SES melons, voire SA cagette, quand l'adéquation entre la production et la consommation avait connu un blême dans le prévisionnel.

T'avais intérêt à aimer le melon, quoi ? J'aimais le melon, moi, mais avec leurs histoires comme quoi c'était OBLIGATOIRE d'aimer le melon, ben ça me coupait l'envie. Putain comment ça les choquait, de me voir chipoter sur le melon, c'était leur destin, leur gagne-pain, t'imagines que mes caprices fassent tâche d'huile, se répandent, deviennent à la mode, que les gens me choisissent comme guru de l'antimelonisme, qu'à chaque fois qu'une fille arrive à convaincre un nouvel adepte de la diabolicité du melon, elle obtienne une nuit entière avec moi ? La chair de leur chair qui les mène à la ruine, à la désolation, à la jachère ? Faut aussi se mettre à leur place, merde.

L'amour familial connait des Hoo et des Baah, j'en sais quelque chose, mes enfants crachent par terre et dans ma direction à chaque fois qu'ils ne peuvent faire autrement que de me croiser, et pourtant je ne les ai jamais forcé à bouffer du melon, alors vous imaginez le regard peu amène de mes géniteurs envers le traitre à leur race que j'étais, d'autant que je laissais sadiquement à mon écorce 2 bons centimètres de chair tout à fait délicieuse, mes frères et sœurs plus mieux civilisés que moi la rongeant jusqu'à l'os, couvés énamoureusement des yeux, reconnus comme leurs dignes rejetons, solidaires dans l'adversité économique et fidèles à la mémoire génétique.

Testard comme vous me connaissez, je ne risquais pas de tomber par faiblesse dans aucun chantage affectif et je finis par m'enfermer dans une bulle psychotique d'où le melon était absent.

Et puis, les années passant, 69 en particulier, année érosive, j'acceptai d'y ouvrir quelques brèches, me déclarant à ma propre stupéfaction amateur de BONS melons. Je les sniffais longuement et précautionneusement avant d'y porter une dent méfiante puis d'y puiser un réel plaisir. Mon père aurait enfin connu le soulagement dû aux cœurs justes mais il n'est plus là. Et ma mère le pourrait encore mais si je lui crie au téléphone : "Je remange du melon", j'ai peur qu'elle me réponde : "Quoi ? Alain Delon a un ranch ?".

Tout ça pour vous dire que notre fournisseur de melons est un arabe, et non l'inverse, je la fais d'entrée de jeu pour vous éviter les affres de l'hésitation au seuil de l'atteinte la plus illicite du sacro-saint politiquement correct. Et ses melons sont superbons, 3 pour 2 €, nan je suis vraiment dégueulasse de vous narguer comme ça, ils ont une cabane en planche au bord de la N113 et ils vendent les fruits de pleine saison, soi-disant pour les touristes mais en fait c'est beaucoup les indigènes du coin qui viennent se ravitailler.

L'autre jour j'avais un RV avec mon homéopathe, c'est un vrai docteur mais comme il est pas conventionné, je sais que quand je le paye en liquide sans lui demander de feuille de remboursement il est vachement content, alors j'étais parti avec 2 billets de 50 euros dans ma poche. Ça parait cher comme ça mais j'y vais qu'une fois par an maximum et puis lui, il me guérit au moins, je ressors pas plus malade que je suis rentré, comme j'en connais qui préfèrent aller chez des collègues à lui.

Je m'arrête devant la cahute, je choisis mes melons en leur reniflant le cul, la méthode est universelle et peut être extrapolée à moultes situations où une décision cruciale est nécessaire, je paye et je remonte dans mon carrosse, que je fais démarrer.

L'arabe lève son index pour me faire signe de l'attendre, je baisse ma vitre, il s'approche et me dit d'un air timide : "Vous aviez de l'argent quand vous êtes arrivés ?". Je réponds : "Ben oui, j'avais 2 billets de 50 € dans la poche...". "Ah ben c'est les vôtres alors, tenez !"

Tous des voleurs !