Marcel Bozec s'asseyait à côté de moi à l’École nationale des Services du Trésor (ENST) où nous étions Inspecteurs stagiaires. Ce Breton pur beurre avait la particularité originale d'exhaler en permanence une forte odeur de cassoulet, agréable avant midi, légèrement écœurante à 15h, et la particularité plus répandue de lever le coude avec des alcools à plus de 40° qui le laissaient quelque peu H.S passé 22h. A tel point que lors d'une soirée arrosée, nous l'avions enfermé, endormi, dans un des sacs postaux transportant le courrier de l'ENST. Il s'était réveillé à l'aube sur un tapis roulant de tri postal devant les facteurs médusés!

Un jour, Marcel me dit : « Tu connais la bande à Charlie ? J'habite juste à côté. »

C'est ainsi que je pénétrai en 1973 au 10 rue des Trois-Portes, dans le 5ème et fis la connaissance de ces gaillards ô combien paillards, nettement plus vieux que moi mais plus potaches que des collégiens hyper pubères : Cavanna, Bernier dit Choron, Gébé, Reiser, Wolinski, Cabu, Willem ... Durant 5 ans, j'y allai très souvent les soirs de bouclage, posai pour des photos dans « Hara-Kiri mensuel » et finis par bosser trois ans pour « la Gueule Ouverte », hebdomadaire d'écologie politique où officiaient également Isabelle, première femme de Cabu et Fournier (mort à 35 ans).

Cette bande n'était pas issue de milieux intellectuels, encore moins parisiens. Cavanna, rital fils de maçon, Gébé employé à la SNCF, Choron ancien légionnaire, Reiser élevé sans père dans un milieu de femmes dont il me disait: « Pour elles, se reposer c'était s'asseoir pour écosser les petits pois. », Wolinski pied-noir très tôt orphelin de son père juif polonais, tous avaient une vision lucide du monde parce qu'ils étaient passés de la pauvreté à l'aisance et voyaient la différence. Croquée dans une planche de Reiser sur « les riches et les pauvres » dont une phrase: « Les riches bronzent, les pauvres ont des coups de soleil » résume en un trait l'inégalité et l’humiliation…

Ce Charlie s'est arrêté en 1982, faute de sous et de lecteurs. Comme aurait pu s'arrêter bientôt celui d'aujourd'hui, faute de sous et de lecteurs. Si tout le monde est Charlie aujourd'hui, bien peu l'étaient il y a 6 mois, et ça souciait bien Charb, en ajoutant à l'atmosphère menaçante dans laquelle il vivait, des problèmes de gestion dont il se serait bien passé…

Entre les deux, il y eut la période Val, rue de Turbigo, où l'hebdo perdit beaucoup de son insouciance. Finis les « soirées bouclage » délirantes où les portes s'ouvraient dès la couverture trouvée pour laisser entrer qui voulait boire, manger et plus si affinités, les éclats de rire tonitruants firent place à des notes de service affichées dans la salle de rédaction…

Tout a été dit et écrit depuis le 7 janvier sur le Charlie actuel. Moins sur celui d'avant, de l'époque où ni les religions ni l'économie ne saturaient l'actualité, ce qui leur laissait du temps pour réfléchir à l'utilité du travail, de la consommation, aux conditionnements qui nous minent, à l'amour, bref à la vie... sans ligne politique autre que la lutte contre « la connerie » chère à Cavanna (La publicité nous prend pour des cons, la publicité nous rend cons ») et pour seule arme l'humour, politesse du désespoir qu'inspire parfois l'état du monde. Mais un humour brut, voire brutal et de mauvais goût : « L'humour est féroce, toujours. L'humour met à nu… L'humour est un coup de poing dans la gueule. L'allusion, l'ironie, la rosserie bien française nous semblaient pipi de chat. Rien n'est tabou, rien n'est sacré. Foutons dehors à coups de pied au cul les vieux interdits, à commencer par le bon goût. C'est du pire qu'il faut rire le plus fort, c'est là où ça fait le plus mal qu'il te faut gratter au sang. (Cavanna, « Bête et méchant, Belfond/ Livre de Poche).

Ce talent à être « bêtes et méchants » sur le papier ne les empêchait nullement d'être attachants dans la vie, parfois attachiants, c'est le propre des natures entières. Ils rêvaient d'une société plus ouverte et sans tabous, mais pas de prendre le pouvoir.


Je me souviens de Wolinski m'expliquant que son obsession des femmes venait de ses frustrations adolescentes : « Je suis juif né à Tunis, pied noir, ni très grand ni très beau. Ça cumule les handicaps pour plaire aux filles ! A présent que je publie mes dessins, elles se bousculent au portillon, alors je me rattrape. » Il n'en revenait d'ailleurs pas d'être aimé de sa blonde Maryse à qui il voulait offrir tout ce qu'elle souhaitait, « même toute la collection des valises Vuitton si ça lui fait plaisir ! »

Je me souviens de l'appartement de Reiser, dans le 14ème, éclairé à l'énergie solaire (un précurseur!). Nous avions parlé deux heures durant des femmes qu'il dessinait souvent plus grandes que les hommes parce qu'il les trouvait plus malignes. Il avait eu des mots intenses sur le chagrin d'amour, « le plus injuste qui soit, parce que tu n'as rien fait pour qu'on ne t'aime plus, tu souffres atrocement et tu ne peux pas obliger l'autre à t'aimer ». Je me souviens de son sourire lumineux la dernière fois qu'on s'est croisé sur un quai de métro : « Faut qu'on se voit vite, je t'appelle ». Il marchait bizarrement ce jour là, je me suis demandé pourquoi et j'ai compris quand peu de temps après j'ai appris qu'il était mort à 43 ans d'un cancer des os. Charlie-Hebdo avait titré : « Reiser va mieux, il est allé au cimetière à pied ». « Reiser : je ne serai jamais un vieux con ». Là encore, rire de tout, même au plus fort du chagrin.

Je me souviens du jour de bouclage tombant un 21 janvier où ils m'avaient fait la surprise d'une énorme tarte aux fraises pour mon anniversaire sur laquelle Wolinski m'avait assise comme la cerise sur le gâteau. Mon éclat de rire quand Choron trouvait que je buvais trop, et sa réplique : « Ça fait 30 ans que je bois, c'est foutu pour moi, mais toi, tu es jeune, ne te gâche pas. »

Je me souviens de deux journalistes venues l'interviewer. Nu comme un ver, excepté son fume-cigarette, comme souvent après le bouclage, Choron s'était avancé pour leur serrer la main et les avait vues reculer, effarées. «  Ben qu'est-ce qu'elles ont ? » - T'es à poil, avait commenté sobrement Cavanna tandis que Reiser et Cabu se tordaient de rire comme des gamins qui jouent à « caca-boudin ». Les féministes les trouvaient machos et vulgaires, ils étaient juste paillards, sans une once de mépris pour les femmes. J'appréciais leur gourmandise joyeuse pour le sexe quand partout ailleurs on le culpabilisait comme un vice ou une violence.

Je me souviens de Cabu croquant fébrilement des scènes de rue aussi rapidement que s'il les avait filmées, avec un sens du détail qui échappe parfois aux caméras. Son œil enregistrait tout avec une clairvoyance subjective.

Et puis Gébé, mon préféré, caricaturé par Gotlib dans la Rubrique-à-Brac (le commissaire Bougret, c'est lui), son univers insolite, surréaliste, ses mots d'une précision de scalpel, sa sensibilité affûtée, son sourire ravageur. Une nuit entière passée à bavarder en bord de Seine... Nos déjeuners rituels pendant 30 ans d'amitié. Fin janvier 2004, il espérait qu'on puisse se voir début février. «  Je ne te promets rien, tu sais. Se sentir mieux avec un cancer, ça veut juste dire qu'on a moins mal ou qu'on a pu manger normalement. » Il est mort en avril 2004. Son livre « l'An 01 » lu et relu a fondé mes désirs de société solidaire, chaleureuse et joyeuse, surtout, joyeuse.

En mars 2004, au Salon du Livre, j'avais parlé de Gébé avec Cavanna: « Pauvre petit Gébé, avait-il dit, si discret que les gens n'ont pas assez vu son immense talent. » C'est aussi lors d'un Salon du Livre, plus tard, que Cavanna m'a fait ce si subtil compliment: « Le temps est galant avec toi .»

Je me souviens que Charb et Cabu, retrouvés en 2012 sur France-Inter dans le « Bazar organisé » par Laurence Garcia ne cessaient de dessiner des grivoiseries sur les assiettes en carton du petit déjeuner et proposaient à Laurence d'aller les afficher dans le bureau de Philippe Val. Cabu n'avait pas changé de tête, de sourire et de tenue. Il a réussi cette prouesse Brelienne de devenir vieux sans être adulte : « Une heureuse nature, Cabu. Son rire est toujours là, pas bien loin, prêt à fuser… Il trimballe une dégaine escogriffe qui use les fringues du grand frère, superpose les pull-overs tricotés par la tante restée demoiselle, une tignasse de chien briard taillée au bol… Cabu est resté le môme qui traîne son cartable sur le chemin de la communale… fendu jusqu'aux oreilles aux cochonneries que lui débite un copain.(Cavanna, opus cité)

Ils auraient bien ri d'être traités en héros et en militants, eux qui refusaient les étiquettes, le pouvoir, la guerre et les dogmes et voulaient simplement vivre libres et heureux.