dimanche 15 février 2015
Je brûlais de vous le raconter…
Par Oncle Dan, dimanche 15 février 2015 à 00:00 :: La vraie vie
Nous étions le jeudi 14 janvier 1960. Oui, un souvenir de cinquante-cinq ans, à classer dans les inoubliables.
La nuit tombait, ainsi qu'elle a pris l'habitude de le faire depuis fort longtemps, et les poètes que nous étions déjà savouraient les subtiles transformations du ciel quittant sa tunique de lumière brodée d'or en se dissimulant derrière un voile aux teintes changeantes. La couleur paille fût d'abord gansée d'un fin ruban saumon qui dessinait l'horizon. Puis ces délicates nuances de roses laissèrent la place à des rouges plus intenses qui se violacèrent progressivement. D'ordinaire, cet immuable scénario se terminait dans un ultime trait de fusain qui marquait la fin du jour.
Mais ce soir-là, le charbon de la nuit paraissait avoir des difficultés à s'imposer. Le scintillement des étoiles restait imperceptible. Une lueur pourpre persistait à l'est, au dessus du bâtiment central. C'était inhabituel, inexplicable, inattendu. Enfin, c'était nouveau. A l'ouest, rien de tel, bien sûr.
Les esprits les plus perspicaces s'interrogeaient sur les débordements horaires de notre récréation. Les jeux avaient peu à peu cessé. Les plus folles suppositions commençaient à circuler entre les différents groupes qui s'étaient formés dans la cour. Bientôt, cette lueur suspecte s'intensifia. Sous la poussée d'une gerbe d'étincelles plus importante que les autres, elle prit une teinte rougeâtre qui ne laissait guère de doutes sur ses origines.
C'est alors que le pion siffla précipitamment la fin de la récréation et nous fit rapidement monter en salle d'études, sans chercher à imposer le silence dans les rangs où les commentaires allaient bon train.
L'étude de "travail" qui nous était imposée d'ordinaire à ce moment de la journée, se transforma rapidement en étude de "lecture", sous la pression de la nervosité ambiante. Mais c'était encore trop nous demander alors que l'incendie, qui faisait rage de l'autre coté de la cour, colorait la porte vitrée de notre salle d'études de taches rougeâtres qui dansaient sur le verre dépoli.
Lorsque notre étude fut déclarée "libre", c'était vraiment à titre de régularisation. Il n'y avait plus grand monde à sa place, chacun cherchant à obtenir des informations sur un événement que l'on voulait encore nous dissimuler par crainte de provoquer l'affolement. Pour ne pas ajouter à la confusion, ou par souci de discipline, quelques potaches trompaient difficilement leur émotion par une occupation sur laquelle ils avaient du mal à se concentrer. Au fil des minutes, la nervosité augmentait. Un, puis deux, puis trois élèves, s'enhardirent à sortir de la salle d'étude pour regarder le sinistre spectacle par une des fenêtres du couloir attenant. Cela leur fut d'autant plus facile que les pions avaient tous été réquisitionnés pour faire la chaîne avec des seaux d'eau.
L'incendie avait pris des proportions inimaginables. Le vent attisait un feu qui se nourrissait de poutres centenaires, et le poussait jusqu'à l'extrémité du bâtiment. Le lycée qui se trouvait de l'autre coté de la rue était sur le qui-vive, dans la crainte de voir ce brasier se propager sur ses propres toitures.
Les flammes claquaient derrière les vitres cassées qui vomissaient de gros nuages de fumée noire. De longues gerbes d'étincelles zébraient le ciel de leurs sinistres étoiles filantes. Les pompiers des casernes avoisinantes arrivaient en renfort dans la cour d'honneur du collège, car les températures exceptionnelles de cette nuit-là créaient des difficultés inattendues.
Soudés à leurs échelles par l'eau de leurs lances que le vent glacial gelait instantanément, ces courageux soldats du feu étaient aveuglés par d'épaisses nuées, farcies d'étincelles, qui s'abattaient sur eux au gré des bourrasques sibériennes. Vingt degrés en dessous de zéro les avaient transformés en statuts de glace.
Nous en avions déjà trop vu et ne verrions pas la suite. On nous rassembla pour nous conduire dans un autre collège et nous partîmes en rangs par deux.
Spectacle étrange que ces potaches déambulant dans les rues glacées, au milieu de la nuit, à la recherche d’un dortoir...