Je m'approvisionnais dans les manifs. Auprès de petits jeunes ou de barbus grisonnants et joyeux.

Entre le dessin de couverture, le format et la typo, j'avais l'impression d'acheter un cousin de Charlie-hebdo, genre rigolard et pas dupe. Avec une différence notable : Charlie s'attaque aux cons, ça a toujours été son cheval de bataille, FAKIR s'attaque à un système et le démonte sur le terrain avec des reportages bien écrits, donc agréables à lire, plus des analyses historiques d'autant plus intéressantes que les cours d'histoire officiels sont souvent orientés.

Quand j'étais gamine, on nous présentait Napoléon 1er comme un héros et il a fallu des années pour que je découvre derrière l’hagiographie le tyran sanguinaire et misogyne. A l'inverse, on ne nous parlait de Robespierre qu'en termes de Terreur, en oubliant de mentionner que cet homme était aussi partisan d'un impôt par tranches progressives (celui-là même qu'on a aujourd'hui), du vote des étrangers et de l'abolition de l'esclavage, et que sa probité l'avait fait surnommer "l'incorruptible".

De fil en aiguille, comme ce petit canard se faufilait partout où il se passe des choses qui me rassurent sur le fait que la France n'est pas peuplée que de cyniques crocodiles porteurs de montres hors de prix, j'ai cherché d'où il venait. De Picardie, d'Amiens pour être précis. Charmante station, plate comme la main, sans mer du nord pour arrêter les vagues, vu qu'il n'y a là-bas ni mer ni vagues. En pays Picard, faut pas faire de vagues... C'est ce qui a fini par énerver une poignée de jeunes du coin, à qui la feuille de chou locale donnait des boutons, le genre de gazette chantée par Gilbert Laffaille, vouée aux faits divers et aux chats écrasés.



Cette poignée de Picards nourris de pâté local et de chips a donc lancé en 1999 - à l'époque du franc, vous rendez-vous compte ? - un journal alternatif pour raconter ce qui se passe vraiment dans la région, et pour faire parler ceux qui n'apparaissent jamais dans les livres d'histoire ni les journaux. Les pauvres, c'est comme le sexe : on ne parle que des problèmes qu'ils posent, des maladies qu'ils transmettent, de la violence qu'ils suscitent.

C'est assez tue-l'amour comme démarche. Alors que dans Fakir, le reporter Pierre Souchon nous passionne avec ses aventures au milieu des punks, des ouvriers, des chômeurs ou des femmes de ménage. Qui cessent d'être "gréviste", "sinistré" ou "chômeur" pour prendre une dimension charnelle, rigolarde, révoltée, mélancolique, généreuse, bref : humaine.

Le reportage, c'est magique, c'est plein d'odeurs et de couleurs, de clins d’œil et de poignées de mains, de brutalité ou de douceur. Ça rend compte de la Vie, et pas de l'avis de quelques experts sur un plateau TV. Pour en avoir fait beaucoup à une époque où ma rédac chef me disait : "Va voir sur place s'il y a de quoi faire un papier" (contre : "Demande un dossier de presse et fais 50 lignes"), je sais qu'on en apprend davantage sur les problèmes de la viticulture en vivant trois jours avec des viticulteurs qu'en lisant des bouquins ou des rapports.

Pour revenir à Fakir, ils ont aussi une Fakir TV sur le net, ont initié une campagne "De l'air à France-Inter" pour que la chaîne publique fasse de nouveau du reportage au lieu de ces sempiternelles émissions blablabla sur plateau, lancent un film intitulé "Merci patron" qui raconte sous forme paraît-il drolatique, policière et politique la vie et l’œuvre de Bernard Arnault.

Mais comment font-ils pour faire tout ça quasiment sans argent autres que les ventes et abonnements du journal ? Certes, ils ont des potes et pas des moindres : le monde Diplo, Là-bas si j'y suis, la Décroissance, Reporterre, Les Liens qui Libèrent, et bien d'autres sont dans la même mouvance et tout ce monde se retrouve sur le terrain.

Mais hors les actions spectaculaires, il y a le quotidien, les articles à mettre en pages, les journaux à emballer, les livres à expédier - car ils publient aussi des livres ! - la compta, le courrier des lecteurs, le site Internet à alimenter... Tout ça est réalisé par des bénévoles qui ont parfois un métier à côté, mais sont plus souvent des chômeurs, des gens au RSA, ou des retraités qui n'ont pas envie de rester chez eux à ne rien faire. Bref, les "assistés" sans qui le tissu associatif, le lien social, tout ce qui fait qu'une société garde un peu d'humanité n'existerait plus.