Dans ma banlieue, quand j'étais minot, ça n'était pas pire qu'ailleurs, ni mieux, soyons honnête !

Des banlieues populaires mais pas racailles, et si on savait tout ou à peu près sur les gens qui les peuplaient, c'est un peu (beaucoup) parce que les histoires de ménage se réglaient dans la rue.

Ah ! ça faisait pas dans le feutré, la catimini, le furtif, non, non, au grand jour les engueulades, les injures balancées comme ça dans les cours ou les jardins ! Ils avaient été élevés à coups d'marteaux, les salopards en casquette et les harangères de ma banlieue !

Mais pas faignasses, levés aux aurores, pour aller turbiner chez Gratt'planche, ou chez Frott'fort à Aubervilliers, la Courneuve ou Saint-Denis, des tourneurs, des schumacks, des fraiseurs, des mécanos...

Et puis il y a eu mon pote Jojo, le fils d'une brave femme, Madeleine elle s'appelait, son mari Popaul (vous marrez pas, il n'allait pas au cirque pour autant cécolle), prisonnier pendant la guerre, celle de 39-45, pas l'autre j'étais pas né, j'vous vois venir, je suis vioc c'est vrai mais pas Mathusalem... Enfin peu s'en faut !

Madeleine, c'était une amie de ma mère, une brave femme qui, pour gagner sa croûte et élever Jojo, turbinait comme une malade chez les autres, lessives : au baquet les lessives, pas avec une Laden, ou une Vedette, la vedette c'était elle, des ménages aussi chez les bourges de la Porte Brunet, ou du Boulevard Davout. Elle nous gardait aussi certains jeudis, mon frère, ma sœur et moi, nous étions durs, pourtant jamais on a fait de misère à Madeleine, elle était si douce, si gentille, elle nous aimait, et les mômes ils sentent ça !

Parfois, elle emmenait son Jojo avec elle, un peu plus vieux que nous le Jojo, grand, costaud, la tronche toujours fendue par un large sourire, on l'aimait bien, il partageait nos jeux et nos jouets, très peu de jouets, nous n'étions pas bien riches, mais lui en avait encore moins que nous !

Et puis un jour, Popaul est rentré, les boches vaincus, les prisonniers de guerre ont été rendus à leur famille. Sa femme, la brave Madeleine pensait qu'ils avaient été mal inspirés, biscotte son Popaul "y valait pas l'voyage" comme elle disait, mais bon, puisqu'il était revenu, fallait bien le garder.

Ah ! "Ils" auraient pu le laisser là où il était, ce Popaul là ! C'était pas le cadeau Bonux, ni le gros lot de la kermesse paroissiale : un piccolo de première bourre, il avait la dalle en pente, et des pompes à bascule. Il faisait l'ouverture des épiceries buvettes qui fleurissaient à chaque coin de rue dans mon pauvre quartier, il en faisait la fermeture aussi !

Tous les dix pas, le soir, au retour, il appelait RAAAOUL ! Une belle gerbe de vinasse, il retapissait le trottoir, le petit Poucet en quelque sorte, il balisait le chemin afin de mieux le retrouver le lendemain sans doute ?

Un soir il s'est affalé devant chez nous, la gueule dans l'herbe, pour une fois qu'il becquetait de la verdure sans boire, on n' allait pas le contrarier hein ?

Ça aurait pu durer un moment, mais pas d'bol, un triste matin, un jeudi peut-être, car Jojo était chez lui.

Madeleine faisait sa lessive dehors, ils habitaient un genre de piaule dans une cour où s'alignaient une vingtaine d'appartements, tous de plain-pied, une chambre, une cuisine, point barre ! Pas d'eau courante, un tout petit évier ridicule, sans écoulement, un seau sous le trou d'écoulement ! T'avais pas intérêt à oublier de le vider quand il était plein, sinon c'était Venise... Enfin j'exagère un peu.

La flotte ? Un gros robinet dans la cour cimentée, deux cagoinsses à la turque, en fonte les cagoinsses, ils servaient également pour un autre immeuble à côté !

Ah, fallait pas avoir chopé la drisse mon cousin ! Fallait pas cavaler avec France-Soir sous l'bras quand t'avais la boyasse en charpie, et puis l'été ça chmoutait grave, pour trouver les gogues t'avais qu'à suivre les mouches !!

Donc cette brave Madeleine faisait sa lessive dehors, c'était l'hiver, ça caillait sévère. Soudain, et là ce sont les voisins qui ont raconté : elle a tout plaqué, est partie dans la rue avec Jojo qu'elle tenait par la main, le Jojo avait embarqué - va savoir pourquoi - son jeu de dames .

Tu sais, les anciens jeux de dames en bois, avec sur le côté deux genres de plumiers avec couvercles en bois que l'on tire, et à l'intérieur les pions blancs d'un côté, les noirs de l'autre.

Madeleine hurlait des paroles inintelligibles, les couvercles du jeu de dames s'étaient ouverts, et les pions se répandaient dans la strass !

Alors les lardus sont arrivés, et ont embarqué Madeleine à l'hôpital psychiatrique Sainte-Anne, près du métro "Glacière", ça refroidit tout de suite ! Ma mère est souvent allée la voir, elle rentrait toute triste ma pauvre Môman : "elle ne me reconnaît plus" disait-elle ! Peu de temps plus tard, elle est décédée.

Mon pote Jojo a été placé dans une famille d'accueil. On fréquentait la même école, je le revois encore dans cette cour, grand, costaud, la tronche fendue d'un large sourire.

Ce qu'il est devenu ? Je n'en sais rien...