J’étais encore enfant, mais je me souviens très bien.

Nous nous dirigions en direction de l’horizon. Un peu vers la droite.

Plus précisément vers cette bourgade dont l’orthographe hérissée de consonnes m’égratigne la mémoire.

Igor faisait claquer son fouet pour accélérer la cadence car le crépuscule allumait les premières étoiles et c’était surtout vers huit heures, à la tombée de la nuit, que les assassins, les cyclones et les épidémies de choléra faisaient rage dans ce paisible village.

La vieille rosse, somnambule et cagneuse, qu’il qualifiait parfois de cheval dans le feu de la conversation, restait insensible aux sollicitations et nous nous faisions dépasser par d’antiques paysans, courbés sous le poids d’immenses fagots.

Il en aurait fallu davantage pour contrarier Igor, dont l’éternel sourire était un site classé, de même que le chaos de mèches entremêlées qu’il avait sur la tête, et qui évoquait la lande bretonne après les marées d’équinoxe.

Lorsque Lezghinka - c’était le nom de sa jument - eut atteint le sommet de la colline, nous aperçûmes la mendiante au bord du chemin.

Sa main tendue, sèche et noire comme celle d’un singe, sortait d’un amas de peaux de bêtes haut de trois pieds et demi à peine. Je me souviendrai toute ma vie de sa petite figure plissée, ratatinée, rugueuse et basanée comme un cuir de bottes qui auraient survécu à toutes les guerres. Sous la capuche, deux yeux rouges brillaient comme un couteau suisse. Je ne saurais dire s’ils lançaient réellement des flammes, mais ils me parurent distinctement incandescents.

Lance-lui des pièces, me dit Igor, embarrassé.

Il faisait partie de ces généreux avares qui ont constamment la main à la poche mais n’en sortent jamais rien.

Je le ferai, lui dis-je, à condition que tu m’en donnes…


***

De nombreuses années plus tard, rien n'avait changé. Igor était toujours aussi pingre, et il y avait toujours des cyclones, des épidémies et des bandits, ces derniers expliquant sans doute l’incessante prolifération de brigadiers au bord des grands chemins.

Un jour, l’un d’eux intima l’ordre à Igor de stopper sa pouliche sur une zone d’arrêt d’urgence.

Bien sûr, il ne s’agissait plus de cette rosse de Lezghinka qui n’en faisait qu’à sa tête, mais de Lezghin IV, un modèle sport qui bondissait comme un tigre.

La côte sur laquelle la première peinait autrefois, avec le dynamisme d’une jument décédée depuis moins de 24 heures, Lezghin IV la grimpait en un insignifiant nombre de minutes et presque pas de secondes.

Considérant la tête de brute, la voix éraillée et le ton goujateux de l’homme en uniforme, Igor résolut d’obtempérer.

-- Vous ne semblez pas connaître l’article 412-6 du code des grands chemins, lui postillonna au visage l’homme copieusement moustachu.

Son haleine trahissait un alcool frelaté achevant de dissoudre un goulash musclé en oignons.

Igor venait lui-même d’avoir une longue conversation avec une bouteille de vodka et préféra ne pas affronter le brigadier de face. Il marmonna quelques réponses flasques, inaudibles et mucilagineuses, en se cachant derrière la fumée de sa pipe.

-- Tout conducteur doit se tenir constamment en état et en position d’exécuter commodément et sans délai toutes les manœuvres qui lui incombent, ânonna le rouage administratif.

-- En conséquence de quoi, poursuivit-il, je dois verbaliser quand vous mangez, buvez ou fumez en tenant les rênes. Vous saisissez ? Conclut-il à la manière d’un huissier.

Vous pensez bien que je ne vais pas énumérer ici tout ce qu’il est interdit de faire en tenant les rênes, ne disposant ni du temps, ni de la place nécessaires. Plus l’eau coule sous les ponts, plus la liste de l'article 412-6 s’allonge…