On se plaint qu'il n'y a plus de discipline, et de la capitulation générale des parents, des enseignants, etc. Il me reste à vous décrire quelque chose de totalement surréaliste aujourd'hui : la discipline chez les Jésuites.

Au collège, c'était avec beaucoup de mal que nous composions à grands renforts de compositions notre bagage intellectuel, et que nous le chargions sur une diligence qu'il nous fallait mener jusqu'au pays de la liberté.

Il n'est pas question ici de western. je veux parler des contrôles périodiques de nos fraîches connaissances dont les résultats étaient consignés dans un bulletin de notes mensuel appelé "Diligence" en langage jésuite. Ces contrôles étaient donc sanctionnés par des "notes de diligence", lourdes de conséquences pour nos perspectives d'évasion qui se limitaient, ainsi que je l'ai dit dans les épisodes précédents, à une seule sortie par mois, dans sa famille ou chez un correspondant en ville. Mais attention, votre assiduité à la tâche, cultivée à l'engrais de votre exceptionnelle intelligence pouvait être anéantie par une seule note de discipline, symbolisée par une lettre.

Prenez de suite une aspirine, car nous allons rentrer dans l'infernale spirale des notes de discipline. Une mauvaise conduite pouvait provoquer l'attribution d'un "ae" ("ae" souligné), d'un "e" ou d'un "e". Insuffisant, MAL !, TRES MAL !! Mais soyons précis et reportons nous ensemble page 15 de notre inséparable petit éphéméride.

"ae" : Note d'avertissement. Suppose beaucoup trop de négligences, sans fait absolument grave en soi. Résultat d'un manque permanent d'efforts après les remarques répétées du surveillant ou du professeur. Trois ae consécutifs se traduiront par un "e" la semaine suivante si aucune amélioration ne se manifeste chez l'élève. Le "ae" peut aussi sanctionner une négligence grave accidentelle.

"e" : Sanctionne une mauvaise volonté notoire, une paresse habituelle ou un fait grave (désobéissance, insolence, manquement important au règlement)...

"e" : Cette mauvaise note est donnée en cas de mépris des avertissements, de mauvais esprit, de manquements graves récidivés...etc. Trois e entraînent un "ei".

Tournons la page... ae : C'est la première des mauvaises notes. Elle entraîne pour l'élève interne:

- la suppression de la sortie du jeudi,
- la présence aux études du matin et du soir du dimanche.
e : Entraîne pour les internes la suppression de sortie du jeudi et du dimanche.
ei : Ajoute aux sanctions précédentes une retenue de deux heures le dimanche matin.

Une heure de colle, deux heures de colle, quatre heures de colle ! Adieu veaux, vaches, grands jeux, cinémas, sorties, liberté. Bonjour tristesse. Cent lignes, deux cents lignes, cinq cents lignes pour ces grands pêcheurs. Avertissements pour ces déments. Blâmes pour ces infâmes.

Ces maudits qui n'avaient rien compris aux règles sacrées de ce grand monopoly jésuite, et croulaient sous des sanctions en cascade et cumulatives, n'avaient pour se consoler que la maigre satisfaction d'avoir échappé au "ei". Le "ei", c'était le conseil de discipline. Dans tous les cas, des semaines de colle et des mois sans sortie, parfois le renvoi temporaire ou définitif.

"ei" : Très mauvaise note donnée pour un motif grave : insubordination répétée, déloyauté, copiage, vol, immoralité... Deux ou trois "ei" peuvent entraîner le renvoi. Il ajoute aux sanctions précédentes une seconde retenue de deux heures le dimanche après-midi. Il prive en plus d'un jour de vacances.

... et au paragraphe "Conseil de discipline" :

Les sanctions importantes relèvent de la décision du Conseil de discipline.

- Le "Petit Conseil" réunit le Préfet et les surveillants de l'élève.
- Le "Grand Conseil" réunit le Père Supérieur, le Préfet, les Professeurs et les surveillants de l'élève.

C'est au Grand Conseil de Discipline que revient la décision du renvoi définitif d'un élève.

A l'opposé, planait au dessus des nuages le "Grand A". Une espèce de disque d'or pour l'excellent élève qui s'est distingué 500.000 fois par l'exemplarité de son comportement studieux et zélé, persévérance de chaque instant que le règlement traduisait laconiquement par :

A :Note donnée exceptionnellement et soulignant une très bonne volonté.

Le nécessairement odieux fayot honoré de cet inaccessible hommage se voyait remettre un "Témoignage Très Bien", sorte de bon point au format 9 cm x 12 cm, qu'il aurait la possibilité de "monnayer" en cas de défaillance ou de coup dur.

Le "A" rachète d'un degré toute autre mauvaise note de la semaine (ou de la quinzaine) en cours (sauf un e ou un ei qui exige pour être réparé un ensemble de bonnes notes). Peut racheter une colle pendant le mois qui suit.

D'autres cartes "Chance" récompensaient également les places de premier (témoignage très bien) et de second (témoignage bien) aux compositions.

De la même façon, des "Témoignages Bien" étaient remis aux bûcheurs appliqués qui recevaient la note de discipline "petit a", mais nous étions déjà loin de la perfection.

a : Note donnée à l'élève à qui on ne peut reprocher que quelques légères négligences. Quand un élève la mérite habituellement, c'est un élève appliqué. Ce "a" peut aussi récompenser l'effort constant d'un garçon, malgré ses négligences encore trop nombreuses.

Point d'honneur, en revanche, pour la majorité, la fade populace. Pour elle, des notes tièdes et sans conséquence qui ne traduisent aucun mérite particulier : celles des apprentis jésuites que nous étions, avec une variante toutefois, selon que nous avions plutôt bien ou plutôt moins bien enfariné nos boulangers ou dupé nos censeurs qui ne trouvaient rien à signaler mais se doutaient bien qu'ils étaient abusés quelque part. Dans le premier cas, il s'agissait du "a" (a souligné) qui signifiait "assez bien" et dans le second cas, du "ae" qui correspondait à l'appréciation "passable" et donnait lieu à un avertissement de principe.

"a" : Note correspondant à une certaine suite de négligences. Toute note soulignée est donnée à titre d'avertissement. Un garçon qui aura eu trois a consécutifs méritera un "ae" la semaine suivante, si le même manque d'effort se manifeste.

"ae": Indique un certain laisser-aller dans la conduite ou le travail. Aucun fait grave, mais négligence trop coutumière par insuffisance d'efforts.

Très économe de ma bonne volonté que je réservais à de plus grands desseins, je faisais partie des collectionneurs de "ae" qui se mettaient ainsi à l'abri des sanctions les plus graves mais limitaient toutefois leurs possibilités d'évasions, ne disposant pas de ces indispensables visas que constituaient les témoignages "Bien" et "Très Bien". Car pour mériter ces jokers, il ne fallait pas avoir dépassé quatre "a" et n'avoir eu aucun "ae". Aussi, les parents qui désiraient faire sortir leurs enfants devaient-ils s'assurer auprès du Père Préfet (et au préalable) que ceux-ci avaient bien les notes suffisantes ou une sortie "en réserve". Une carte Chance restant valable durant toute l'année scolaire, il était en effet possible de l'exhiber à tout moment si le besoin s'en faisait sentir. A défaut d'avoir encore des atouts dans son jeu, il ne restait plus qu'à regarder jouer les autres depuis sa case "prison" sans passer, naturellement, par la case "départ"! Pas de "sortie de témoignage" ! Ni même de "demie-sortie", cette invention 100 % jésuite induite par la complexité d'un règlement dont certaines subtilités nous échappaient parfois. Attendez vous à savoir, comme eut dit Geneviève, que donnait droit à une sortie de témoignage :

1 - Un témoignage Très Bien ou deux témoignages Bien,
2 - Une place de premier ou de second à la composition d'Instruction religieuse,
3 - Une place de premier ou de second à l'examen trimestriel.

Sans cela point de sortie de témoignage. Toutefois, si vous étiez le meilleur de tous et aviez obtenu de ce fait la place de premier en excellence ou en diligence, il vous était consenti une demie-sortie de témoignage. Celle-ci vous était également accordée en échange d'un témoignage Bien. Tout cela ne s'invente pas et je sens que la migraine vous gagne. Je vais donc conclure. Si vous aviez écopé d'un "e" récemment, vous restiez à la case "prison" avec vos témoignages ou vos places de premier dans la poche…

Je sais, je vous agace. Vous n'en pouvez plus et vous demandez toujours en quoi peut bien consister une demie-sortie. Vous vous demandez si vous n'êtes autorisé à sortir qu'avec un seul de vos parents ou bien que vous ne pouvez mettre qu'un pied dehors… Non, bien sûr… Une demie-sortie est bien la moitié d'une sortie. Une sortie de témoignage se prend du samedi soir 19 h 15 au dimanche soir 20 h 15, alors que la demie-sortie de témoignage se prend du dimanche matin, après la messe, au dimanche soir, même heure.

L'avantage de la sortie complète saute aux yeux puisqu'elle permet de sucrer la messe du dimanche matin et d'amorcer ainsi un début de désintoxication.

Sous mon apparence de "ae" je cachais une âme de "ei".