Grand-père Emile, le rab
Par Blutch, jeudi 26 février 2015 à 00:00 :: La vraie vie :: #1751 :: rss
Andiamo l'ha richiesto a corpi ed a grida.**
Il y a donc une suite consécutive aux échanges de souvenirs avec mon frangin. Le début se trouve du côté de par là...
Une petite note de service à l'intention de France
Ce billet n'est pas du cru d'Andiamo, mais si c'est pour lui lancer des fleurs, j'accepte la méprise. Bisous
Une mise en garde importante
Malgré le côté « musclé » des colères du patriarche, n’allez surtout pas imaginer qu’il était violent, tout au contraire.
Il savait parler le langage de ses interlocuteurs, et c'est peut-être ce qui manque le plus dans la société actuelle.
Les flics voulaient du pognon, il leur avait donné des pains.
Les « protecteurs » de ces dames ne connaissaient que les baffes pour se faire entendre, en toute logique, il leur offrait une fantasia de phalanges.
Pour ses petits enfants, c’était un grand-père tout doux et tolérant qui apprenait à son premier "vrai" petit-fils de 5-6 ans (mon frangin était le premier à porter le patronyme) des chansons en italien qu'il chantait au bistrot, juché sur la béquille à Émile. Il alimentait ainsi sa crousille (tire-lire pour les étrangers au Pays de Vaud) avec la générosité des potes ritals du Grand-père.
Autrement, les annales familiales ne font mention que d’une colère noire contre sa femme.
Deux ans après la mort de mon père, sa jeune veuve avait fait la connaissance d’un compagnon, qui fut pour nous un bon père de substitution.
Un jour Émile s’étonne devant une de ses filles de ne plus voir sa belle-fille et ses petits fils au magasin (alors que nous y allions chaque semaine). Ma tante, qui était aussi la meilleure amie de ma mère, lui avait dit :
- « Si ta femme ne taillait pas des vestes à ta bru parce qu’elle a retrouvé un compagnon, tu les verrais toujours. »
Ce fut LA grosse colère d’Émile contre sa femme et ma tante fut chargée de dire à ma mère qu’Émile l’attendait pour lui présenter son compagnon.
Le jour dit, Émile va au bistrot pour discuter avec lui, et lorsqu’ils en ressortent, ils sont à tu et à toi, se soutenant l’un et l’autre pour avoir abusé de la dive bouteille. Mimile venait d’agrandir sa famille… Et Louise n’eut que la solution de se la coincer.
L’épisode de la fiancée
Fier comme d’Artagnan… comme Artaban, mon père se baladait dans le quartier du commerce familial (qui je le rappelle jouxtait celui des tapineuses) avec ma mère pendue à son bras.
Bon, il faut que je précise que si la famille Blutch entretenait de bonnes relations avec « ces dames qui montent », par contre, les relations ont toujours été tendues avec leurs « protecteurs ».
Et comme ces messieurs n’ont jamais compris qu’il valait mieux faire profil bas en face des Blutch (et même dans leur dos), il y avait quelques clash mémorables (l’épisode de la béquille, narrée dans la première partie, n’était pas un facteur d'amélioration de la communication non-violente dans le quartier).
Donc, mes parents se baladaient bras dessus bras dessous quand un mac va faire le malin chez le grand-père en lui disant :
- « Elle est bien roulée la poule à ton fils. »
Eh bien, croyez-moi si vous voulez, mais il n’aurait pas dû.
Mimile toujours prodigue de leçons de morale lui avait envoyé un quintet digital en aller simple et en direct au creux du menton en lui disant que c’est lui qui a des poules, mais que son fils a une fiancée…
Antoine
Sans ordre chronologique quelconque, mais dans le genre tout de même :
Après la mort de mon père, son frère Antoine avait repris le flambeau auprès du grand-père.
Il faut imaginer une camionnette déjà vieille dans les années 50 et un raidillon pas possible pour aller derrière la boutique. Un genre de truc comme les escaliers du sacré-cœur, mais sans les marches ni les barrières et à peine plus large que la camionnette.
Antoine monte le raidillon avec la pousse-poussive, et dans ce cas, mieux vaut ne pas s’arrêter pour éviter de devoir reculer jusqu’au bas de la côte pour reprendre l’élan nécessaire.
Un marlou marche dans cette ruelle et voyant la camionnette à Antoine, il ralenti son pas, juste histoire d’emmerder un Blutch.
Antoine avance jusqu’à pousser le type avec son pare-choc, pour qu’il se remue les miches. Il obtempère en se tirant sur le côté, mais il grimpe sur le marche-pied du bahut, il arrache la pipe à Antoine de sa bouche et la lui jette au visage.
André Morax** serait passé par là en ce jour, il aurait pu titrer sa pièce "les quatre doigts et le pouce (ou la main vengeresse)".
Un hématome oculaire périphérique plus tard, Émile reçoit les plaintes et menaces du mec à ses dames et il admet bien volontiers que l’asymétrie du visage n’est pas très heureuse. Il rectifie le déséquilibre en lui décorant le deuxième œil de la même façon en précisant que son fils avait eu ses raisons de le faire et qu’il ne voyait pas pourquoi il le désavouerait.
Encore un exemple qui démontre que si les proxénètes ont un certain don de persuasion avec les femmes, ils ne sont, en revanche, pas doués pour la communication verbale avec la gente masculine.
** Auteur dramatique vaudois, qui avait écrit "Les quatre doigts et le pouce (ou la main criminelle)" (satyre de pièces dramatiques et de l’esprit « vaudois »)
(Ça n’a rien à voir avec Grand-père, mais c’était la minute culturelle de Blogbo.)
Les lunettes
Grand-père Émile restaurait les objets achetés avant de les mettre en vente. Pour cela, il avait à l’étage un atelier avec quelques machines, dont une polisseuse à disques de feutre.
C’est comme une meule d’établi, mais la pierre abrasive est remplacée par un empilage de disques de feutre qui sont enduits d’une gomme.
Cette machine permet de rendre leur éclat neuf et brillant aux cuivres, laitons et bronzes ternis par l’oxydation et les salissures du temps.
Aujourd’hui, cette machine ferait hurler l’inspection du travail, mais nous sommes dans les années 50-60 et la mesure de protection la plus efficace restait d’être attentif à son travail. Je me rappelle l'avoir utilisée, et c'est ma fois pas plus dangereux que de faire de la haute voltige sans parachute.
Emilio et son fils ne pouvait pas tout faire à eux deux et les fracassés de la vie, les moitié infirmes, les chômeurs cherchaient des petits boulots pour arrondir les fins de mois. Grand-père était une aubaine pour eux (et ils en étaient aussi une pour Mimile.)
Ce n’était pas toujours des gens très assidus, ni très compétents. Dans une période de plein emploi, il y avait aussi quelques raisons pour qu’ils ne soient pas de la fête…
Un jour, il avait réuni sa polisseuse et un ouvrier journalier quelque peu distrait et dissipé. Émile travaillait tout à côté et l’ouvrier se tournait sans cesse vers lui pour causer malgré les mises en garde.
L’ouvrier eut une maladresse et la pièce qu’il polissait lui échappa des mains. Il se la prit dans la tronche et ses lunettes ne supportèrent pas le choc.
Explication assez orageuse entre deux versions de l’incident.
Version patronale : « Ça t’est arrivé parce que tu n’étais pas attentif à ce que tu faisais, c’est donc de ta faute. »
Version ouvrière : « Ça m’est arrivé parce que ta machine n’est pas aux normes (et oui, déjà à l’époque on nous faisait chier avec des normes…).
Chacun rejetant sur l’autre la charge financière du remplacement des lunettes.
Passé la colère, les esprits s’apaisent et Émile accepte de payer une nouvelle paire de lunettes à son ouvrier, admettant qu’il est en meilleure position financière pour en assumer les frais. Mais quand même, il ne faudrait pas que l’autre puisse croire qu’il a cédé.
De l’autre côté de la rue, il y a la boutique de l’opticien, celui où l’on va tout naturellement, sans imaginer qu’il puisse y en avoir une autre trois rues plus loin. La solidarité des commerçants de quartier était alors sacrée.
Émile fait donc un petit mot pour le dit opticien :
« Bon pour une paire de lunettes EN FER. » dernière mention soulignée.
Ben oui quoi, faudrait pas croire que ce soit la faute à sa machine. Si les lunettes ont été cassées, c’est que c’était une merde pas solide et puis c'est tout.
Ou l’art de conjuguer le verbe : Tu as peut-être raison, mais je n’ai pas tort.
Le porte-monnaie
J’étais intrigué par le porte-monnaie du grand père. Un truc gigantesque avec le compartiment de la monnaie qui se déplie en l’ouvrant, comme les serveuses en ont dans les bistrots. Ce qui m’intriguait alors, c’était la chaîne qui le reliait au pantalon de son propriétaire.
Faut dire que tout se payait comptant et en espèces. Le porte-monnaie était donc parfois bien garni et attirait la faune qui gravitait autour de Grand-père. Une faune qui, dans la tradition ritale, partageait la vie familiale durant la relation de travail. Autant dire que parfois les tablées de midi étaient grandes.
Un jour, un des journaliers se lève de table pour aller, avait-il dit, pisser.
Mais un bruit insolite tire l’attention du patriarche qui surprend le gars avec, dans la main, la bourse qu’il avait laissée dans sa veste, au corridor. Ça non plus, il ne fallait pas le lui faire…
Connaissant l’abomination des Blutch à se faire rouler, il y a fort à parier qu’il y eut un bémol sur l’intégrité corporelle du type. Il eut, dès lors à éviter le périmètre d’influence d'Émile et c’est à dater de ce jour qu’un lien solide fut créé entre un porte-monnaie et son propriétaire. Lien qu’il garda jusqu’à la fin de sa vie.
Mais le plus beau reste pour la fin (provisoire) des souvenirs familiaux sur le patriarche.
La rixe
Ou l’histoire d’une inimitié qui dura plus de 50 ans.
Il faut tout d’abord planter le décor de base :
Nous sommes en fin 19ème siècle ou à l’aube du 20ème.
Ça se passe dans un canton catho et arrié…. Heu traditionaliste. La pédagogie à l’école attendra encore pas mal de lustres avant de pouvoir faire sa première et timide apparition.
Dans le collège fréquenté par Émile, il y a deux classes de mêmes niveaux scolaires.
A l’époque, une classe, c’est un clan et à chaque clan il faut un chef. Dans sa classe, c’est Mimile parce que c’est le plus fort et le plus courageux.
Dans l’autre classe, c’est Marcel.
A ce stade, il faut expliquer que le chef de la classe s’occupe des petits différends et problèmes que peuvent avoir les autres.
A l’époque, il n’y a qu’une façon de régler un problème : la castagne.
Cette tradition était partagée simultanément par les deux classes et fut pérenne durant tout le cursus scolaire. Émile et Marcel en venaient donc souvent aux mains et n’avaient guère d’autres moyens de communication.
Passé le temps de l’école, Émile va bosser sur des chantiers et y perd sa guibole.
De son côté, Marcel va bosser dans une menuiserie et il y perd un bras dans un accident.
Vingt ans plus tard et pendant qu’Émile turbine à son compte, Marcel trouve un emploi au journal la Tribune, où il s’occupe des commerçants qui assurent la vente au numéro.
Dans son magasin, Émile se dit que si les petits ruisseaux ne font pas forcément les grandes rivières, il ne sont pas à dédaigner en période de soif et il postule pour être dépositaire de la Tribune.
C’est Marcel qui arrive pour discuter…
Bon, disons que discuter n’est pas le terme le plus approprié, puisqu’il entre en matière en se foutant de la gueule à Émile, rapport au fait qu’il a besoin de vendre le journal pour boucler ses fins de mois.
Le béquillard et le manchot en viennent donc tout naturellement aux mains et très rapidement roulent à terre, bousculant les étagères de la boutique du Grand-père.
Une presse en bois s’évade du tablard qui lui était dévolu et tente, selon la loi de Newton, de rejoindre le plancher de vaches par le plus court chemin. Cet incident mineur arrive juste dans la phase où Marcel se trouve dessus Émile. Il a le bon goût d’offrir sa tête en amortisseur pour préserver l’intégrité de la presse qui se trouve ainsi stoppée net dans son parcours suicidaire.
Fin de l’explication à deux. Marcel pisse le sang et il est groggy. Ambulance, rapport de police et gros titre à la une : « Deux infirmes en viennent aux mains, un blessé ».
Cette dernière avoinée aurait pu être le point (ou poing ?) d’orgue d’une vie d’inimitié accidentelle, parce que due à leur fonction initiale de chef de classe. Mais le destin fut plus farceur.
Il y a une tradition en Suisse qui veut que les gens du même âge se retrouvent dans des sociétés de contemporains. Si les réunions hebdomadaires se passent au bistrot du coin à partager une agape, les jubilés sont l’occasion de grandes sorties qui se font parfois avec d’autres groupes pour rentabiliser les transports.
Pour fêter leurs soixante ans, la société de contemporains d’Émile s’était associée à celle où il y avait…. Marcel .
A cette époque-là, Émile est un antiquaire reconnu de la ville et Marcel avait un gros magasin de meubles neufs.
Le but du voyage en car était Florence. L’organisateur avait bien fait les choses, puisque chacun avait sa place définie dans le car. Ai-je besoin de préciser à côté de qui Émile fut installé… ?
Durant tout le trajet, ils se sont fait la gueule, ne décrochant pas un mot. Leur inimitié était si criante que personne dans le car ne pouvait l’ignorer, ce qui avait passablement plombé l’ambiance.
Arrivés à Florence, Émile et Marcel disparaissent du groupe et personne ne les revoit durant le séjour. Lorsque le car quitte Florence, c’est sans eux.
Grosse inquiétude dans le groupe, qui devient contagieuse dès que le car arrive en Suisse.
Il y eut encore deux jours d’angoisse avant que, chacun de son côté, ils regagnent leurs pénates respectives sans un mot d’explication à quiconque.
Leurs épouses n’eurent pas plus de justifications, mais durent tout de même avoir quelques idées puisque, chacune dans son ménage interdirent formellement à leur mari de revoir l’autre, l’accusant d’avoir détourné son cher et tendre époux de la vie sereine et vertueuse qu'elles leur imaginaient.
La somme des non-dits dans la famille laisse entrevoir ce qui s’était alors passé à Florence.
Le voyage eut lieu peu après la guerre. A cette époque, il existait encore à Florence des « Salons où l’on monte ».
Il y a fort à parier que les sexagénaires ont voulu une fois encore se mesurer, mais qu’ils ont changé de discipline sportive.
La boxe n’ayant jamais pu les départager, ils avaient probablement décidé de passer à l’escalade. Celle des monts de Vénus leur semblant mieux adaptée à leurs handicaps respectifs.
Leur disparition ayant duré environ une semaine, ça laisse supposer qu’ils faisaient encore preuve d’une forme... olympique.
Par contre, on ne saura jamais qui avait gagné cette ultime confrontation… L’omerta fut respectée et bilatérale. Mon frère avait eu l’occasion d’en parler avec le petit-fils Marcel , les faits sont confirmés avec le même constat dans chaque famille que tout ce qui est arrivé est la faute de l’autre. Chez les Marcel une même chape de plomb scelle leur ultime confrontation; mais je me plais à penser que le sang rital fut plus vigoureux que le sang helvète...
Blutch
** Andiamo l'a réclamée à corps et à cris.
Commentaires
1. Le jeudi 26 février 2015 à 07:43, par Tant-Bourrin
2. Le jeudi 26 février 2015 à 08:55, par Andiamo
3. Le jeudi 26 février 2015 à 11:08, par Saoul-Fifre
4. Le jeudi 26 février 2015 à 12:14, par Blutch
5. Le jeudi 26 février 2015 à 12:28, par Célestine
6. Le jeudi 26 février 2015 à 12:55, par Blutch
7. Le jeudi 26 février 2015 à 13:18, par Blutch
8. Le jeudi 26 février 2015 à 13:31, par Blutch
9. Le jeudi 26 février 2015 à 13:58, par Célestine
10. Le jeudi 26 février 2015 à 15:52, par Andiamo
11. Le jeudi 26 février 2015 à 17:32, par Célestine
12. Le jeudi 26 février 2015 à 18:40, par france
13. Le jeudi 26 février 2015 à 19:14, par Blutch
14. Le jeudi 26 février 2015 à 19:19, par Blutch
15. Le jeudi 26 février 2015 à 19:26, par Blutch
16. Le jeudi 26 février 2015 à 20:12, par Andiamo
17. Le vendredi 27 février 2015 à 13:56, par Freef
18. Le vendredi 27 février 2015 à 15:29, par françoise
19. Le vendredi 27 février 2015 à 18:43, par Blutch
20. Le vendredi 27 février 2015 à 19:15, par Blutch
21. Le vendredi 27 février 2015 à 23:07, par Manon -`☆´- Stéph
22. Le samedi 28 février 2015 à 01:11, par Célestine
23. Le samedi 28 février 2015 à 01:57, par Blutch
24. Le samedi 28 février 2015 à 02:27, par Blutch
25. Le samedi 28 février 2015 à 02:35, par Blutch
26. Le samedi 28 février 2015 à 09:33, par Bof.
27. Le dimanche 1 mars 2015 à 00:15, par Blutch
28. Le dimanche 1 mars 2015 à 01:13, par Saoul-Fifre
29. Le dimanche 1 mars 2015 à 01:57, par Blutch
30. Le dimanche 1 mars 2015 à 02:05, par Saoul-Fifre
31. Le dimanche 1 mars 2015 à 11:14, par Lilit
32. Le dimanche 1 mars 2015 à 12:01, par Bof.
33. Le dimanche 1 mars 2015 à 12:41, par Blutch
34. Le dimanche 1 mars 2015 à 13:35, par Saoul-Fifre
35. Le lundi 2 mars 2015 à 10:32, par Oncle Dan
36. Le lundi 2 mars 2015 à 19:02, par france
37. Le lundi 2 mars 2015 à 19:03, par france
38. Le lundi 2 mars 2015 à 19:04, par Blutch
39. Le lundi 2 mars 2015 à 19:13, par Blutch
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