Voilà un an que je vous décris la vie d'un pensionnaire dans un collège de jésuites au milieu du XX° siècle. Vous avez tremblé, vous vous êtes révoltés, vous avez hurlé en vous arrachant les cheveux, doutant parfois de la sincérité de mes propos, tant mes descriptions étaient d'une violence inouïe. Certains – je devrais dire certaines – ont nourri des inquiétudes sur ma santé mentale, s'interrogeant à juste titre sur les dégâts provoqués par un tel régime pénitentiaire et les perversités qu'elles peuvent engendrer. Mais vous me connaissez, vous savez que je n'ai jamais été le complice d'une exagération malsaine et que, bien au contraire, j'ai toujours cherché à préserver la sensibilité d'un lectorat qui n'a connu que le confort douillet d'un foyer accueillant.

Ces préliminaires inutiles mais d'usage étant faits, permettez-moi à présent de vous livrer deux échantillons de professeurs qui sévissaient en ces lieux, mes deux premiers professeurs de latin, Brutus et Anet.

On m'avait prévenu qu'ils étaient méchants, mais déjà à l'époque je pratiquais sans le savoir la présomption d'innocence, jusqu'au jour où cela devint impossible.

Nous avions surnommé le premier Brutus (85-42 av. J.C. - Homme politique romain. Neveu de Caton d'Utique. Il prit part avec Cassius à la conspiration contre César. Vaincu par Octavien et Antoine, il se suicida) car il faisait penser à une brute.

Durant les interrogations, il faisait les cent pas dans l'étroite allée qui séparait les deux rangées d'écritoires qui nous servaient de bureaux. Il marchait comme un gorille dont il avait la morphologie et la couleur, portant invariablement une blouse anthracite que nous constellions de tâches d'encre dès qu'il avait le dos tourné, en nous servant de nos stylos comme de fléchettes. Il ponctuait chacune de ses phrases de grognements borborygmiques incompréhensibles qui accentuaient son expression naturelle de bougon perpétuellement mécontent.

Son "relief" cutané n'y était pas étranger. Le Michel Ange déclaré volontaire pour le sculpter n'avait pas lésiné sur le Chianti. Pour sûr que les rides de son visage caoutchouteux auraient été capables d'évacuer le déluge sans risque d'aquaplaning. Nous nous étions cependant habitués à cette tête simiesque, dont l'essentiel de la capillarité broussailleuse surplombait de profondes arcades sourcilières ou émergeait de ses oreilles. Un double lifting s'imposait mais notre primate n'en avait cure, ne sachant, depuis trente ans qu'il exerçait dans cet établissement, qu'ânonner inlassablement "rosa, la rose", pour planter cette fleur latine dans nos cervelles réfractaires.

Quant au second, Anet, il compensait les centimètres qui lui manquaient par la terreur. Il avait également remplacé les quelques kilogrammes qui lui faisaient défaut par un poids identique de machiavélisme. Le cou décharné de ce héron étique, qui surgissait d’un col de chemise amidonné toujours trop large, lui donnait des allures de Tryphon Tournesol. Nous le trouvions cependant beaucoup moins drôle et il nous faisait vivre dans la crainte permanente de la « petite récitance ».

La « petite récitance ».était une courte interrogation écrite, impromptue, aléatoire, improvisée et imprévue. Elle ne se faisait pas à main-levée mais au pied-levé.

Aussi, notre estomac se nouait lorsque la frêle silhouette se dessinait sur le chambranle de la porte, glissait le long du mur en montant les marches de l’estrade et disparaissait derrière le bureau dans un grincement d’os. Commençait alors une courte éternité d’anxiété.

Toute la classe attendait dans un silence polaire le verdict du jour.

-- « Ouvrez votre livre à la page 42 » et c’était un soulagement général, quelque soit, d’ailleurs, le numéro de la page. L’air redevenait respirable. Dans notre cour de récréation, les oiseaux se remettaient à chanter.

-- « Une petite récitance » énoncé sur un air méphistophélique, en détachant chaque syllabe, nous figeait le sang. Anet lâchait ces trois mots en balayant la classe de ses yeux vitreux qui, par la grâce de fentes palpébrales effilées comme des meurtrières, ne laissaient passer en guise de regard qu’une aveuglante intention de massacre.

En tirant d’un classeur à anneaux une feuille à gros carreaux qui nous servirait de copie, nous avions le baromètre de l’humeur en chute libre. Les « petites récitances ».étaient un condensé de pièges funèbres et de sinistres difficultés de la langue latine, plus morte que jamais. Anet avait fait de chacune de ces interrogations un instrument de torture, une dictée façon « Prosper Mérimée » qui nivelait la classe par le bas, rassurant le cancre et désespérant le bon élève.

La traduction de « La guerre des Gaules », œuvre de notre ennemi César, n’était pas davantage un exercice de tout repos. Il ne mettait toutefois au supplice que trois ou quatre élèves par séance, et nous gardions toujours l’espoir, naturellement, de ne pas en faire partie.

Anet était malingre et maladif. Pâle, le visage crispé, il quittait parfois la classe, plié en deux, un poing serré sur le ventre. Nous recevions ces interruptions de cours comme des oasis de tranquillité. Rien d’étonnant, après tout, à ce qu’un professeur de langue morte ait mauvaise haleine.

Cela est parfaitement monstrueux, mais aucun de nous ne souhaitait une amélioration de l’état de santé du professeur de latin.