Il est émouvant parfois de se plonger dans le miroir des ans et d'imaginer la vie de nos aïeux. De sentir à quel point tout a pu basculer, être bousculé en une poignée de générations.

Jean Benquet est un de mes ancêtres. Plus précisément le père de la mère de la mère de ma mère, ce qui en fait mon arrière-arrière grand-père. Cinq générations à peine, et pourtant...

Et pourtant, vous prononcez son nom avec votre langue abâtardie, affadie, modelée par la télé où le parler sans accent prime sur la mémoire des mots qui chantaient. Jean Benquet ne se serait même pas retourné si vous l'aviez appelé "Jean Binqué".

Non, il était natif de Saint-Julien d'Armagnac, natif de cette terre landaise où les mots sont plus rugueux que l'écorce des pins. Si vous vouliez qu'il se reconnaisse lorsque vous le nommiez, il fallait prendre l'accent du cru et prononcer "Binquétt", avec un accent aigu et en faisant bien sonner le "t" à la fin.

Mais de toute façon, vous auriez sûrement eu du mal à faire grande causette avec lui : il se sentait sûrement plus à l'aise dans le patois local que dans le français, ce patois local que l'on a parlé jusqu'avant-guerre et même encore un peu après, que je me régalais d'écouter quand ma mère, ma tante et ma grand-mère l'utilisait entre elles encore dans les années 60, ce patois mélodieux aujourd'hui mort à jamais.

Jean Benquet est donc né à Saint-Julien le 27 décembre 1845, dans une famille de modestes paysans, comme l'étaient tous les paysans de ce bout de terre. Quelle a pu être sa vie durant les vingt premières années ? Mystère. Sûrement a-t-il eu la vie banale de ceux qui grattaient la terre pour s'en nourrir, une vie simple, laborieuse, dure.

Et puis il eut un jour vingt ans, et la Nation vint le chercher, comme elle venait chercher tous les hommes de son âge, pour qu'il aille la servir pendant sept ans. Sept ans de service militaire, le tarif normal à cette époque, sauf si votre père était bien placé et fortuné et pouvait vous acheter un bon numéro, qui exemptait de ces obligations.

Le père de Jean Benquet n'était pas riche. Il partit donc faire son service militaire dans la marine. Ce fut, sans doute, le seul vrai voyage qu'il fit de toute sa vie, en ces temps où l'on était chevillé à la terre que l'on labourait.

Il partit donc en 1866, alors que l'expédition mexicaine de Napoléon III touchait bientôt à sa fin.

Il écrivit avant d'embarquer cette lettre à ses parents, cette lettre qui est depuis devenue une précieuse relique familiale.

   
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L'écriture est maladroite et difficile à déchiffrer. Je me suis risqué à essayer d'en transcrire le contenu, sans en modifier la mauvaise orthographe. J'ai simplement ajouté un peu de ponctuation pour rendre le texte plus lisible.



Le 2 décembre 1866

Mes cherparen

Je vous fait des nouvelle pour vous faire savoir que je suis en barqué en mexique le dis de se moi prochain et je sui tré conten de partir. J’en sui tré bien conten. Je sui en bone santé et je désire que la votre se trouve de même. Je sui tré conten.

Je sui bien nourri et bien habillé. J’ai 4 chemises de coton, deu vèste, deux chapeau et 4 tricots, deux sout (?), deux bas et 4 claleson (?) et deux blouse en laine et en toille et deux bonets et écharpes et jen sui tré conten de partir. Suis avec des camarade du pays et vous feriéz de nouvelle a mes parce que je parte et vous paires et mères, frès et seurs aiyé du couraje. Moi j’ensui tré conten. Biens des complimens à tous les maison (?). A dieu paires et meres, ne me fase pas des reponce jeus qua que soijé rendu en france. Je sui tré conten.

Adieu pour la vie

Bénqet Jean

Je sui tré bien portan et jai darjan encore. J’ai encore 40 franc. Je gagne 6 franc le moi pour la poche.

Adieu



Bien sûr, il serait facile, du haut de notre morgue d'enfants privilégiés que la vie a choyés, de sourire avec condescendance devant tant de maladresses d'écriture et de petites préoccupations matérielles. Mais je me sens au contraire étrangement ému à cette lecture, ému par ces mots simples, ces mots des pauvres gens, comme le chantait Ferré, ému par cette volonté manifeste de rassurer ses parents, derrière laquelle on devine un attachement informulé.

La joie du partir, si souvent répétée dans la lettre, était-elle authentique ? Sûrement : il n'avait jamais quitté sa terre et un tel voyage était une aventure inespérée pour lui. Il n'y a qu'à voir la fierté avec laquelle il pose à cette époque devant l'objectif du photographe dans son uniforme.

Mais les liens familiaux, les liens avec la terre devaient aussi souffrir de l'éloignement. La peur de ne jamais revenir ou de ne jamais revoir les siens.

Qu'advint-il par la suite ? Difficile de le savoir en détail.

L'expédition mexicaine fut sûrement très courte pour lui, puisque la France retira ses dernières troupes du Mexique en mars 1867. Il dut donc continuer à servir la marine sous d'autres cieux.

Et puis il y eut la guerre de 1870. Sans doute dut-il y participer. Et puis la guerre fit long feu, s'acheva en déroute en janvier 1871. Beaucoup de soldats regagnèrent leurs foyers, favorisant ainsi la propagation de nombreuses épidémies, dont la variole, parmi une population souffrant déjà, dans certaines régions, de famine.

Jean Benquet ne fut peut-être pas de ceux qui revinrent cette année-là, puisqu'il était encore conscrit jusqu'en 1873. Mais sans doute l'épidémie passa-t-elle par la terre qu'il aimait tant : sa mère, Catherine, mourut le 4 avril 1871, et son père, Jean, fit de même trois jours plus tard.

Adieu paires et meres.

Adieu pour la vie.

Quelle fut sa vie ensuite ?

Je ne connais que très peu de choses sur ce qu'il vécu. Il se maria le 18 février 1879 avec Jeanne Dalies. L'acte de mariage n'est pas signé par lui : une mention marginale indique qu'il ne pouvait pas le faire. Sans doute ne savait-il donc pas écrire, comme nombre de gamins des campagnes nés bien avant que Jules Ferry n'oeuvre pour l'éducation de tous. La lettre ne doit donc pas pas être de sa main, mais écrite sous la dictée par un camarade de troupe.

Ensuite eut-il sans doute la vie des petites gens, des travailleurs de la terre, avec ses joies, ses peines, et ses jours de labeur routiniers.

Une vie longue.

En 1930, il pose devant l'objectif de l'appareil photo avec une petite fille de deux ans sur les genoux : son arrière-petite fille, ma mère.

Lui qui était né sous le règne de Louis-Philippe, avait connu l'expédition napoléonienne du Mexique, connu la guerre de 1870, la guerre de 14-18, allait mourir à 90 ans, en 1936, dans les échos du front populaire.

Adieu l'aïeul.

Adieu Pépé.

Pour la vie.