La photo est ancienne déjà, en noir et blanc. Quatre gamins y posent dans la lumière d'un après-midi d'automne, sur les graviers d'une petite cité HLM de banlieue ouvrière. Mes frères, ma soeur et moi.

J'ai gardé des souvenirs immenses de cette époque. Tout me paraissait alors simple et solide. Solide comme la main de mon frère aîné que je tiens sur la photo. Solide comme les cailloux, innombrables et éternels. Solide comme les murs de la cité, construite vers la toute fin des années 50. Solide comme mon père qui prenait la photo.

La vie se résumait alors à des choses évidentes, bien tracées, aux jeux, à l'école, aux goûters... La réalité était la réalité, point barre. Les secondes étaient des années.

Le tout premier coin enfoncé dans cette sérénité, je m'en souviens comme si je le revivais, fut la découverte, un jour, d'une petite tête de mort en plastique - vraisemblablement un bout de porte-clé un peu macabre - au milieu des graviers de la cité. Je ramenai mon trophée à la maison, à la fois fier et intrigué, pour demander à ma mère ce dont il s'agissait. Un peu embarrassée, elle répondit que quand on était très vieux, on mourrait et que l'on devenait comme ça. Et là, horrifié (non par le concerpt de mort mais par la perspective de ressembler un jour à cette face grimaçante), du haut de mes cinq, six ans, je lui répondis que non, pas moi, on me ferait plein plein de piqûres et que je guérirais et que voilà.

Et je repartis dans mes jeux, retouchai du doigt la solidité du monde, et bien vite j'oubliai complètement cet épisode.

Et puis la mort, la vraie, pas celle de plastique, vint cueillir année après année quelques fleurs dans le jardin familial : une arrière-grand-mère, un grand-père, une autre arrière-grand-mère... Le poison instillait ses effets délétères. Les certitudes vacillaient et, vers treize, quatorze ans, je m'interrogeais de plus en plus souvent sur le sens de tout ça, de ce temps présent qui devenait passé avant même qu'on ait pu le saisir, de cette étrange dimension unidirectionnelle et impalpable. La réalité même de la vie ne me semblait plus si patente.

Et peu après, il y eut le premier infarctus de mon père. Et les cailloux se firent encore moins solides.

Je me réfugiais de plus en plus dans des mondes oniriques, je découvrais alors la poésie, celle qui me parlait une langue inconnue et que je comprenais pourtant, celle qui faisait voler les cailloux.

Apollinaire, bien sûr, dont je buvais les "Alcools" à la régalade.

Et puis Jules Supervielle.

En relisant l'autre jour "Les amis inconnus", j'ai mesuré rétrospectivement à quel point j'avais pu, adolescent, m'imprégner de sa poésie, à quel point les mauvais vers que j'essayais alors moi-même d'écrire transpiraient maladroitement la tentation inconsciente d'imiter son style.

Son poème "le nuage" me touchait tout particulièrement...

        Il fut un temps où les ombres
        A leur place véritable
        N'obscurcissaient pas mes fables.
        Mon coeur donnait sa lumière.

        Mes yeux comprenaient la chaise de paille,
        La table de bois,
        Et mes mains ne rêvaient pas
        Par la faute des dix doigts.

        Ecoute-moi, Capitaine de mon enfance,
        Faisons comme avant,
        Montons à bord de ma première barque
        Qui passait la mer quand j'avais dix ans.

        Elle ne prend pas l'eau du songe
        Et sent sûrement le goudron,
        Ecoute, ce n'est plus que dans mes souvenirs
        Que le bois est encore bois, et le fer, dur,

        Depuis longtemps, Capitaine,
        Tout m'est nuage et j'en meurs.

Les mots de Supervielle m'habitaient, m'habillaient, je me sentais moins seul, moins nu. Le monde réel n'était plus mien qu'à mi-temps, cette vie dans laquelle j'étais si peu à l'aise, je la réinventais sur des bouts de papier. Et puis...

Et puis le temps a passé, comme un nuage. J'ai refermé un jour le cahier où j'écrivais mes poèmes. Le coeur s'est endurci ou, tout du moins, a fait semblant. Pour se protéger. Pour survivre. Etudes, boulot, routine.

Des années comme des secondes. La tête toujours un peu ailleurs. A côté de la vie.

Jusqu'à ce jour de novembre 2004 où les cailloux se sont évaporés.

Mon frère aîné et moi étions descendus de Paris pour aller enterrer mon père. Et en arrivant chez ma soeur qui habite à deux pas de la vieille cité, tout avait changé. Les murs si solides n'étaient plus là, juste des gravats.

La démolition de la cité était prévue depuis un certain temps déjà, mais le mauvais hasard avait voulu tout s'écroule en même temps : la cité, mon père, les bribes du passé... Poussières. Tout s'envole un jour en un nuage de poussières.

Une pellicule de grisaille sur une vieille photo...

        Depuis longtemps, Capitaine,
        Tout m'est nuage et j'en meurs.