Nan, nous n'avons jamais eu faim. Mais enfin, 6 enfants à faire manger, 8 personnes à table, et une incurie pécunière avérée et profondément installée, tout ce qui tourne autour de la bouffe nous a forcément marqué.

Ma mère, excellente cuisinière, mettait du génie dans ses plats avec des trucs à 3 sous. C'était un tour de magie de première force que de nourrir cette volée de moineaux qui avait passé la journée à se dépenser au grand air, et que l'entrée dans ces odeurs de cuisine délicieuse faisait saliver abondamment.

Si par exemple, le dessert était un flan. Le lait venait de nos vaches. Les œufs, de nos poules. Quand nous pelions une orange, la pelure ne faisait qu'une seule spirale et ma mère, l'ayant suspendue pour la faire sécher, s'en servait pour donner du goût. Finalement, le seul truc acheté, sur ce coup là, c'étaient les quelques cuillerées de sucre pour faire le caramel qui serait coulé sur les bords du moule, avant de verser le mélange, puis de mettre au four (à bois)...

Si elle nous servait d'autorité, c'était juste pour éviter que l'on s'entretue pour avoir une plus grosse part.

Si le plat était ce jour là un poulet fermier, oui, elle ne nous servait que du poulet fermier élevé au grain en liberté, l'acheminement d'un poulet industriel jusque chez nous revenant trop cher, il n'y avait pas de disputes autour des morceaux nobles. Qui se régalait du cou et de la tête dont il aimait fendre le crâne pour se délecter de la cervelle (un émule d'Hippobert), qui adorait ronger des os et réclamait la carcasse, qui voulait le "sot-l'y-laisse", à savoir : le croupion... Là également, la dépense était minime : le maïs qu'il avait mangé était une population locale non-OGM que nous ressemions d'une année sur l'autre, et nous faisions la récolte en famille et sans moissonneuse... L'abattage rituel catholique pouvait se faire sans versement de dîme au curé, et les prières prononcées pendant l'égorgement de la bête se résumaient à "Pourvu qu'il soit bon !".

J'ai donc reçu ce week-end ma nombreuse fratrie et sororie, les morceaux qu'ils se sont choisis et le résultat de leurs copulations. C'est surtout l'occasion de se remémorer les recettes familiales et de s'engueuler sur des points essentiels de la doctrine du genre de "l'ordre dans lequel on doit faire revenir les légumes". Je leur ai fait lire les migas , j'ai bien cru qu'une de mes sœurs allait m'arracher les yeux pour mon interprétation osée du socle basique qu'elle jugeait intangible.

C'est surtout l'angoisse de se mettre réellement en cuisine (et en danger) sous le regard inquisiteur d'une bande de gourmets professionnels, le couteau et la fourchette entre les dents. Pour le premier repas, et pour couper court aux comparaisons toujours déstabilisantes, j'ai choisi de traîter un plat qui ne fait pas partie de l'arsenal familial, pourtant vaste : le coq au vin. Jamais touché à ce truc là, et mon meilleur ami, cuisinier professionnel, s'est trouvé injoignable au téléphone. Tester une recette sur 25 personnes pour son premier essai est une idée bizarre et révélatrice d'un excès de légèreté, mais j'avais mes coquelets à faire filer et je disposais d'une bombonne de piquette que je subodorais propre à un usage de marinade. Je la préparai simple, sur une base de fenouil et de sauge frais. La piquette, pour mémoire, est un vin de soif, léger, que l'on prépare en rajoutant eau et sucre dans la rafle restant de la première pression. On refait bouillir et on soutire un truc qui ne dépasse pas 11°, qui ne passera pas l'été et qu'il conviendra de boire frais. La recette que je suivis, trouvée sur un site auvergnat, ce que je pris comme un gage de qualité, ne m'attira aucune insulte, ce qui était la barre à atteindre que je m'étais fixée.

Le couscous du lendemain, appuyé sur les 2 solides piliers que sont mon automatisme dû à une longue expérience, ainsi qu'une confiance absolue dans la qualité de la viande de mes cabris brouteurs de colline, sut diffuser la bonne humeur sur tous les convives, boutés en train par la khémia préparée par Margotte, et maintenus réveillés par sa salade de fruits et son thé à la menthe...

C'est qu'il ne faut pas leur en promettre, mais leur en donner, aux enfants de ma mère !