Les innocents, c'est le nom donné aux jeunes pigeonneaux prêts à s'envoler du nid natal. Les parents s'en sont super bien occupés, ils les ont gavés de bonnes choses diététiquement adaptées au stade de leur croissance, genre pré-maché Guigoz, ont nettoyé le nid pour pas que le petit se sente mal à l'aise, tout bien, le bébé profite, il devient plus beau que celui des voisins, ces "marque-mal", il se remplit, devient un vrai bébé de publicité, bon, pour un pigeonneau, on peut pas parler de joues rebondies, mais le jabot est plein, les cuisses aussi, il a commencé à se muscler ses petites ailes avec des exercices appropriés pour pouvoir s'élancer dans les airs comme papa-maman, conquérir son indépendance, se draguer une petite au pubis bien accueillant qui lui fera de gros œufs...

Enfin, ça c'est le projet parental, les vieux espoirs bien classiques, bien bourgeois, une vie sans surprises, tracée d'avance à la règle, sans originalité, sans la moindre petite place laissée au rêve, à l'impondérable, au baroque ? Mais c'est compter sans Saoulfifre qui surveille le nid du coin de l'œil et qui constate avec un sourire béat les progrès gravifiques du fissou à sa môman, lequel s'obèsifie de manière sympathique.

Ma patte ongulée se pose sur l'innocent. Le nez sur son bec, je lui souffle : "Toi, je ne t'aime QUE avec des lardons, des oignons et des petits pois. Entre les tiens et mézigue, c'est une guerre larvée qui ne prendra fin qu'à la fonte lente et dorée de la dernière colombe de la paix d'un blanc virginal, sur son lit de pommes de terre primeurs, mijotée au four. Je sais, je sais : une injustice se perpétre... Tu es né au mauvais endroit, avec un karma court. Ta mère a fait un pacte diabolique avec moi : tu as mangé de mon blé et ta vie m'appartient. Quand ton âme s'envolera, qu'elle dise à ton peuple qu'il n'est le bienvenu ni sur cette feuille de cadastre, ni ailleurs

Et que j'aime le goût sauvage de l'innocence.

Avec des petits pois frais."