Au hasard de ma correspondance avec Tant Bourrin, je lui ai raconté un jour l'invasion de iules qui nous avait touché en Avril 1987. Dans mon esprit, je voulais lui citer un des rares "événements" vécu au bled, mais qui avait eu les honneurs de la presse et et de la télévision parisiennes, et qui avait pu arriver, peut-être, aux oreilles d'un parigot autiste à tout ce qui ne parigotte pas. Car ici, l'invasion des iules, on s'en souvient encore ! Ça rentrait par le moindre trou, il y en avait des millions , il ne fallait surtout pas les écraser vu l'odeur insupportable de leurs entrailles, alors on les ramassait précautionneusement "pelle et balayette" et puis on devait les brûler, je me rappelle pas... Mais le lendemain, une nouvelle salve d'éclosions obligeait à tout recommencer. Nul ne savait d'où ils sortaient, disons que l'Hiver avait été particulièrement iulogène et remplissait les conditions idéales d'un élevage florissant de mille-pattes, il était juste dommage que le marché ne soit pas porteur ce Printemps-là, ça nous aurait consolé.

Enfin, toujours est-il que je n'ai pas regretté d'avoir abordé le sujet, car le mot "iule" fit Tilt dans la cervelle garantie 100 % de matière grise de mon bourrin favori, et, un mot induisant le suivant, voici la short-short-story adorable et impeccablement écrite, et drôle, qu'il m'envoya ce jour-là.

Et que vous n'auriez aucune chance de lire si je n'étais pas là, conservateur minutieux, perfectionniste, de notre correspondance, gardien de cette mémoire équine qui a tout à envier à celle de l'éléphant, protecteur jaloux de ce talent stocké que je souhaite voir diffuser au plus grand nombre, surtout si ça peut m'éviter d'écrire un billet digne de ce nom...

Fatigué de sentir sur sa nuque le froid et l'humidité de cette putain de bruine qui n'en finirait donc jamais, Frank Shuyard releva le col rapiécé de son pardessus, si usé que même une datation au carbone 14 serait impuissante à en estimer la date de fabrication. Décidément, sale affaire que celle-là. Il repassait sans cesse en revue dans sa tête les éléments de cette étrange invasion de mille-pattes. Des jours et des jours à se torturer les méninges jusqu'à s'en claquer les synapses, mais nada. Et pourtant, Frank sentait la clé de l'énigme toute proche, là, à portée de main, si seulement le shit et le bourbon n'avaient pas fini par transformer sa matière grise en vieille bouse de yack desséchée.

Arrivé dans son bureau, seule l'attendait une pile de factures aux allures pisanes. Les pépées, belles à vous couper le souffle et tout en rotondités, qui viennent vous supplier de les aider, ça n'existe que dans les romans policiers à trente cents. Lui, sa seule affaire depuis deux mois, c'était une délégation de bouseux de Plouc-Ville qui étaient venus la lui soumettre, achevant de flinguer la moquette pisseuse avec leurs bottes encrottées de fumier. Et bientôt, ce serait son compte en banque qui serait à son tour flingué s'il n'arrivait pas à résoudre fissa cette affaire de mille-pattes. Damned ! Fallait-il qu'il soit tombé bien bas pour accepter ce genre d'enquêtes animalières !

Désemparé, Frank Shuyard ne trouvait pas la motivation pour se mettre au boulot. Il préféra penser à la soirée minable qui l'attendait, seul à siroter de la bière tiède devant son poste de télévision. N'importe quoi pour se gaver l'esprit de conneries, plutôt que de rester à gamberger sur son existence de sous-sous-merde : la tentation de prendre son flingue pour se composter la boîte crânienne serait trop forte. Il sortit le Télé Z de sa poche, commença à feuilleter, allant même, dans son blues, jusqu'à lire les blagues éculées envoyées par les lecteurs.

Quand tout à coup, au détour d'une page, il eut le flash : "les iules ! les iules ! Bloody Hell, mais c'est bien sûr !" (il avait beaucoup regardé "les cinq dernières minutes" dans sa jeunesse). Vite, il n'était pas trop tard. Il ramassa son flingue et sortit précipitamment. Chemin faisant, il maudissait sa lenteur d'esprit, la solution crevait pourtant les yeux. "Les iules ! Les iules !" grommelait-il encore chemin faisant.

C'était la grille de mots croisés de son programme de télévision qui lui avait asséné brutalement la vérité. "Vieille vache" en deux lettres, c'était "Io", bien sûr. Et verticalement, "mille-pattes" en quatre lettres, avec le "i" de "Io", c'était "iule" !!! Depuis le début, il avait oublié de se poser cette question pourtant essentielle : "à qui profite le crime ?" Et s'il y avait des personnes à qui profitait cette mystérieuse invasion d'iules, c'était bien le gang des cruciverbistes, ceux-là mêmes qui avaient détourné le cours de l'Aa dans l'Oô six mois plus tôt.

Il n'eut aucun mal à convaincre le commissaire de district. L'opération fut rondement menée : le soir même, les chefs du gang, Guy Brouty et Robert Scipion, dormaient derrière les grilles. Et ces grilles-là avaient beaucoup de cases noires.