Quelques mois plus tôt, en octobre, nous avions déménagé, quittant la cité et le trois pièces minuscule où nous entassions à six pour un pavillon plus spacieux, à un kilomètre de là.

Voilà. Dites comme ça, les choses paraissent simples. Et pour moi, elles le furent. Pourtant, que de soucis ont dû éprouver mes pauvres parents, que de nuits blanches ils ont dû passer avant de se lancer là-dedans, à se demander comment ils allaient y arriver !

Mais voilà, au fur et à mesure que leur progéniture croissait, il apparaissait de plus en plus évident que la situation ne serait pas tenable éternellement : quatre gamins empilés dans une même chambre - dont un sur un lit de camp -, ça allait un jour poser problème.

Alors ils ont fini par se jeter à l'eau. En nous portant, nous, leurs enfants, à bout de bras pour qu'on ne soit pas mouillés : ils ont empruntés sur quinze ans (à l'époque, c'était le maximum), Maman a dû, à 42 ans, trouver un travail et faire des ménages dans les écoles, le maigre salaire paternel ne pouvant pas suffire à rembourser l'emprunt.

Oui, ils avaient sûrement dû faire et refaire leurs comptes, leurs simulations mille fois avant d'oser se lancer, mais nous, nous n'en savions rien : on allait habiter dans une belle maison, et c'était tout ce qui comptait.

Cette maison, ça faisait plus d'un an qu'on la visualisait, avant même qu'elle ne soit construite. Papa avait fait quelque chose d'extraordinaire : il avait construit une maquette de la maison entièrement en carton. Le toit s'enlevait et l'on voyait alors les pièces de l'étage. Et l'étage lui-même pouvait s'enlever et l'on voyait celles du rez-de-chaussée. Un travail de dingue, il avait dû passer des heures à la construire. Mais c'était sûrement aussi une part de son rêve qu'il avait ainsi découpé et collé dans du carton.

Et puis il y eut, des mois durant, les visites sur le chantier. Tout le lotissement était en travaux, un quartier complet émergeait peu à peu de terre. Le carton devenait brique.

La rentrée 1970 fut douloureuse : nous avions beau ne bouger que d'un petit kilomètre, je devais toutefois changer d'école. Perdus les copains. Perdus les repères. Deux à trois semaines de long trajet jusqu'à l'école, jusqu'au déménagement en octobre.

Celui-ci fut homérique : comme beaucoup de gens qui ont connu la guerre, ma mère ne jetait rien. Nothing. Nada. (Et elle continue aujourd'hui, d'ailleurs). Tant et si bien que le pauvre déménageur fut pris de court quand il s'agit de tout faire tenir dans son camion : il avait fait ses évaluations volumétriques sur la base de ratios classiques, j'imagine, et avait dû être complètement débordé, le jour J, par le contenu des placards et de la cave. Il n'avait "jamais vu ça" et en avait été quitte pour un second voyage avec son camion.

Mais je m'aperçois que j'écris, j'écris, et nous sommes encore à l'automne 1970. Je vais donc faire un saut jusqu'en juillet.

Les grandes vacances, en ces temps immémoriaux, duraient deux mois et demi. Une éternité quand on n'a pas encore dix ans.

L'année scolaire était finie. J'avais retrouvé des repères. J'avais retrouvé des copains. Et time was on my side.

L'hiver et le printemps avaient, en grande partie, été consacrés aux travaux d'intérieur, au bazar à recaser dans les placards, aux tapisseries, aux peintures. L'été fut la saison de la terre.

Imaginez cela : une série de pavillons gentiment alignés et, derrière, un immense terrain vague, un océan de terre meuble, d'argile, de caillasses et de broussailles, sans grillages, sans limites. Tous les futurs jardins ne faisaient encore qu'un.

Rien ne pouvait entraver nos courses : les murets et les grillages ne pousseraient que plus tard. Avec ma nouvelle bande de copains commençait une dizaine d'années de jeux, tout en vélos et en ballons, mais cette année-là fut sûrement la plus belle, parfumée qu'elle était à la découverte et à la liberté.

Papa était alors encore au sommet de sa forme. Dans la force de l'âge, dit-on quand on veut se convaincre du bienfait des ans qui passent. Il avait 49 ans et m'apparaissait comme un roc inébranlable, que les lézardes des infarctus n'avaient pas encore entamé.

Jamais je n'ai revu par la suite Papa s'activer autant qu'à cette époque : il fallait retirer un maximum de pierraille, arracher les mauvaises herbes, préparer le terrain pour couler une terrasse, etc. Je l'aidais autant qu'un gamin peut aider, c'est-à-dire un peu, mais avec enthousiasme.

Les soirées se terminaient dans la sombre douceur de la nuit tombante, éclairée par un feu crépitant au milieu du jardin où l'on faisait brûler branchages et mauvaises herbes, un feu que je me plaisais à alimenter de tout ce que je pouvais arracher du sol.

Nous finissions par rentrer, ivres de joie et de fatigue, et allions nous décrotter de la poussière terreuse accumulée sur nos pieds. Les pieds dans le bidet de la salle de bain, en frottant nous chantions à tue-tête cette ritournelle :

Pieds de cochon
Pieds de cochon
Resteront toujours sales
Pieds de cochon
Pieds de cochon
Seront toujours marrons

Non, il ne s'est rien passé d'extraordinaire cet été-là, juste des familles qui s'installaient sur un bout de terre, juste des odeurs de bois brûlé et sueur mêlées, juste un peu de bonheur.

Mais on ne peut pas vivre éternellement à l'abri du rideau des paupières. Je finis par apprendre que les éternités avaient une fin. L'automne vint et la rentrée avec.

Bien sûr, il y eut d'autres étés, mais plus aucun n'eut vraiment cette saveur. Les grillages avaient poussé, chacun était chez soi, le jardin ressemblait à un jardin, avec ses allées et ses plates-bandes, ses limites, et il fallait désormais regarder où l'on posait les pieds quand on courait.

Et peu à peu, les habitudes également ont poussé, Papa est entré dans la cinquantaine en laissant doucement ronronner le moteur de la vie sur la pente descendante. Insensiblement. Sans y prendre garde. Jusqu'au bout de la pente.

Le jardin me paraît aujourd'hui ridiculement petit là où je voyais un continent. Les allées de ciment ne sont plus très droites, la terrasse s'est fendue par endroit, le grillage est rouillé, les mauvaises herbes repoussent.

Un jardin ridiculement petit et un été 1971 court, si court, dans le fond.

A l'image de la vie.