Sept heures du matin. Autoroute du rove, entre chiens et loups. J'entame la plongée vers Marseille, la baie est féerique à cette heure là, avec ses milliards de lucioles montant à l'assaut des collines de la ville.

Contraste entre cette garrigue désertique des hauteurs de l'Estaque tant de fois brûlée que les chèvres n'y trouvent plus de quoi nous redonner ce goût corsé qu'avaient leurs brousses, entre ce paysage magnifique et désolé de blocs éboulés, gardiens inutiles de barres rocheuses imprenables, et cette baie civilisée à outrance que je domine pour l'instant, ces grands ensembles, cette Joliette qui fourmille de cargos, de grues, de hangars, cette ville aquatique dans laquelle je descends en apnée.

Je fais durer le plaisir de l'immersion. Ha les radars ne me flasheront pas. En face de moi la Bonne Mère, érigée comme un téton au bout d'un des seins les plus fiers de sa ville. À ma droite le prisme salé des vagues me renvoie la lueur de l'aube en milliers de clins d'yeux salaces. De grandes falaises se trempent le bout des pieds, des îles nagent au large.

La 4 voies aérienne glisse au niveau des fenêtres des bureaux dans les grands hangars rénovés de leur Euroméditerranée, paradoxe politique de béton. Wooff, une brève coulée sous un tunnel et la route émerge dans la lumière le long de la forêt de mâts du Vieux Port. Le collectionneur d'absinthes cuve encore sa nuit sous les arcades. Les poissardes font des vocalises en attendant le retour de la pêche de leurs pescadous. Le cœur de la ville bat sans tension avant l'ouverture des commerces. La rue de la Grande Synagogue est bien pratique pour me mener à destination : la rue Paradis est en sens unique, mais dans les 2 sens, tout un symbole ! Il faut avec doigté l'appréhender par le milieu et là seulement, en l'enfilant à la descente ou à la montée, atteindre enfin son but.

Le mien était le consulat, petit morceau de terre officiellement algérien dans ce port tellement porte du Maghreb. Je serrais contre moi un peu plus qu'il n'est décent la chemise qui contenait les précieux originaux demandés pour l'obtention de nos visas.

Le visa... Je te veux si tu veux de moi..., chantonne-je nerveusement.

Je ne suis sorti que 2 fois d'Europe, et les 2 fois c'était en Algérie. Cette fois-ci est particulière : Al Qaïda a appelé récemment à l'épuration des espagnols et des français persistant à rester impudemment en terre maghrébine, et j'y emmène pour faire bonne mesure mes 3 enfants curieux de voir de visu de visa l'écrin où est né leur perle de père.

La salle d'attente du consulat est le dernier endroit où l'on cause.

Un vieux chibani de 66 ans défend les vertus du système de retraites français : ça fait 50 ans que je suis en France, j'ai travaillé plus de trimestres qu'il en fallait et je touche plus à la retraite que quand je travaillais. Ceux qui vous disent qu'il y a des abattages (abattements ?) pour les immigrés, il faut pas les écouter, ils ont que de la bouche. Ma femme est française, moi j'ai jamais fait la demande. D'accord je peux pas voter. Et après ?

Deux jeunes veulent se marier. Il manque au fiancé 2 témoins pour certifier qu'il est bien célibataire. Deux inconnus (dont un barbu à robe blanche) recrutés au rez-de-chaussée feront l'affaire.

Un couple mixte, d'un certain âge, part en vacances à Alger, ville du mari. Il la regarde d'un air concentré remplir les demandes. Je devine du respect dans son regard.

Une beurette l'air effronté rentre dans le bureau alors que c'était mon tour (avec ticket probatoire et tout) et me lance : C'est juste pour un renseignement !. Elle ressortira un 1/4 d'heure après.

L'employée est très consensulaire. Elle me tend une des fiches et me dit : Votre fils n'a pas signé. Je blêmis, je le sais foutre bien : il n'est pas encore de retour, son passeport non plus n'est pas signé. Je saisis la feuille, gribouille ses initiales au culot et elle la reprend, imperturbable, pour l'agrafer à sa liasse. La France elle est dehors, sur le trottoir. À ce comptoir, je suis déjà en Algérie. Il ne manque plus que quelques photocopies et la machine est en bas. 20 cts la feuille, c'est cool, non ? Mon dossier est complet, j'aurai nos visas demain. Rue Paradis, je vérifie mes papiers. Nom de dieu, j'ai laissé le Livret de Famille dans la photocopieuse ! Je cours, mais un barbu et sa femme en burkha (ce sera la seule que je verrai ainsi, avec la vraie burkha afghane) me barre l'accès au sas d'entrée. Je tente une manœuvre de contournement du fantôme marron en m'excusant et en rentrant le ventre pour ne surtout surtout pas l'effleurer. Le portier m'enfonce d'un Monsieur, ces personnes sont avant vous !. Je pleurniche : Mais j'ai oublié mon Livret de Famille dans la photocopieuse. Le fond est atteint. Un garde qui m'a à la bonne depuis mon entrée ici, qui m'a guidé plusieurs fois, me pousse : Vous pouvez y aller, Monsieur. L'autre s'écrase et j'accélère pour récupérer mon bien déjà dans les mains d'un candidat photocopieur.

Je crois bien que ceci est à moi. Tous les présents sourient gentiment.

Si je perds le Livret de Famille, ma femme m'arrache les yeux !. Les rires explosent.