Tunis. Aout 80. Titine et moi mangeons notre assiette de couscous dans un boui-boui de la vieille ville. En fait je ne l'ai jamais appelée Titine, je déteste donner des surnoms, on m'en a tellement affublé dans ma jeunesse, mais bon. Le restant du resto est désert, à part un autre couple, beaux, beaux comme seuls savent l'être des arabes, et un peu plus âgés que nous. Nous nous rapprochons et entamons la conversation. Ils sont de Lyon et rentrent en vacances au bled pour quelque temps. Titine est née à Bordj el amri, un village pas trop éloigné du leur, et ils nous proposent sans façons de nous embarquer avec eux. Un regard échangé avec Titine et nous disons oui. Nous passons sans regrets prendre nos sacs à l'hôtel pourri conseillé par le Guide du routard pour son tarif très abordable. Nous prenons le bus avec eux jusqu'au "village des bouchers". Devant chaque boutique à toit plat de la rue principale sont suspendues des carcasses en plein soleil, auxquelles des nuées de mouches font de l'ombre. Spectacle apte s'il en est à conforter un végétarien dans ses choix.

Un gars arrive dans sa belle 404 Pigeot à plateau. Il a un grand sourire, il est en train de faire construire une énième boucherie dans le village. Il engueule le maçon pour le principe, juste pour que tout le monde sache qui est le patron. Le maçon rigole : quelle que soit sa vitesse, il ne touchera rien de plus que le forfait convenu. Nous sautons sur le plateau et commence le secouage. Le seul membre de la famille qui possède un véhicule veut nous montrer comme ses amortisseurs sont robustes. Il roule à fond sur des pistes innommables, change brusquement de direction. On dirait qu'il cherche à nous envoyer en l'air avec ses ruades mais nous nous agrippons aux ridelles. Un nuage de poussière enveloppe la voiture qui saute en zig-zags de piste en piste à travers le djebbel. Cela fait bien une heure que nous sommes partis, je regarde avec un peu d'inquiétude derrière nous, je n'ai vu aucune maison, aucun point de repère, je serais bien en peine de retrouver mon chemin.

Nous arrivons enfin, au bout d'une éternité, dans un endroit magnifique et sauvage. La ferme est au flanc d'une colline, les bâtiments de pisé en forme de U tournent le dos au vents dominants. Le silence est absolu après la cacophonie du voyage et le coucher de soleil rougeoyant ajoute à la solennité de l'instant.

On nous présente au patriarche, un chibani enturbanné qui nous vrille en profondeur son regard noir et bienveillant, un rien moqueur à mon endroit, il faut dire que j'ai une coiffure affro du plus ridicule effet, je m'en aperçois brusquement à cet instant. On nous amène dans une salle où tout le monde s'assoit sur ses talons donc nous aussi. On nous passe un plat garni de quelques poignées d'eau. Aïe. Dans un coin si paumé d'un pays aussi sec, l'eau est une denrée rare, de l'ordre du symbole. Je me rends compte avec terreur que je ne sais rien de leurs traditions. Visiblement, ils veulent nous faire honneur en nous tendant l'eau propre en premier. On préfèrerait de loin qu'ils nous montrent comment faire, nous n'aurions plus qu'à les imiter ? Je leur demande avec insistance de commencer. Ils croient à un effet de politesse et se récrient : l'hôte doit faire ses ablutions le premier. Et merde. Je trempe un doigt dans la bassine et esquisse un rapide signe de croix totalement inepte en ces lieux, qui commence par la bouche, passe par les oreilles et finit sur mes sandales. Et je passe le bébé à Titine, guère moins empotée que moi. Nous touchons le fond, personne n'a compris mais tout le monde respecte cette toilette de chat qui souhaite se débarrasser des poussières du chemin.

Nous ressortons dehors pour la cérémonie du thé à la menthe. Jamais je n'ai goûté un tel breuvage. Une sorte de liqueur forte, dense, brûlante. Je sais comment éviter les brûlures, c'est la même technique que pour déguster les grands crus : on glouglougloute en mélangeant de l'air au thé qui s'en trouve de suite refroidi, ce qui permet de le boire presque cul-sec. Le verre aussitôt redéposé sur le plateau, on me le re-remplit à ras bord. Je suis tellement émerveillé par ce breuvage épatant que je mets plusieurs verres à me rendre compte de leur manège. Attends attends, me dis-je, car il m'arrive de me parler in-petto, mais ce que tu es en train de faire est totalement impoli, espèce de brutos mal dégrossi ! Oui mais comment faire ? Ils me resservent mon verre à peine fini ? Et ben, vous me croirez si vous voulez, j'ai trouvé tout seul la solution : il faut laisser un peu de thé au fond du verre. Ça ne veut pas dire "Elle est dégueu ta bibine", comme en France, mais bien "Je suis déjà au Paradis, comment pourrais-je me sentir mieux ?".

Puis nous mangeons avec les doigts, à même le plat commun. Le patriarche pousse les meilleurs morceaux vers nous. À part le couple qui nous a invités, personne ne parle français. Tout passe par le regard, les gestes, les sourires. Puis tout le monde se lève pour aller au lit. Nous nous alignons, hommes et femmes dans une pièce minuscule, sur des nattes. Nous, nous avons nos duvets issus de la recherche spatiale, eux, leurs couvertures de laine tondue cardée filée tissée à la main, aux motifs hérités d'une tradition millénaire.

Le lendemain, le rêve et la réalité refusionnent pour nous convaincre que ce lieu à l'écart des impatiences du siècle existe bel et bien. Ils ont décidé de nous faire un cadeau. Nous remontons sur le plateau de la 404 mais cette fois-ci la piste est quasi inexistante, nous roulons directement sur le rocher, nous quittons vraiment le monde dit civilisé et, sur une crête la voiture s'arrête et nous découvrons à nos pieds une ville. Morte, en ruines, mais tous les éléments de son ancienne magnificence sont là : colonnes rainurées avec leur chapiteau brisé, un grand amphithéâtre où nous gambadons de gradins en gradins, un temple, des thermes, des canaux, des constructions d'époques diverses. La boucle continue de se dérouler : d'arabe, nos hôtes ont essentiellement la langue. C'est la richesse génétique des peuples du pourtour méditerranéen, c'est ce mélange qui en fait la beauté. Djurdjura, Tyr, Corinthe (anagramme de "chieront", petite parenthèse, d'où l'effet laxatif du raisin, fermez la parenthèse), Alexandrie, Byzance, Rome, puis à nouveau Constantinople, Médine, Cordoue puis encore l'Istambul des Ottomans, sans oublier Paris via Marseille.

Mais loin des revanches, nous sommes ici chez les gardiens de l'éternité. Ils vivent et mangent comme le faisaient les bergers du Livre, de mouton, de blé, de fruits et d'huile d'olive.

Au moment du départ, le patriarche tiendra à me réparer mes sandales de skaï qui partent en lambeaux, avec de petits clous. Nous avions tout reçu et nous n'avions rien à donner. Je leur laissai un miroir de voyage, du shampoing, un sac de toilette mais comme nous voyagions vraiment légers, rien d'autre. Ils refusaient l'argent, bien sûr. Je les ai photographiés, et leur mechta aussi. De retour en France, je devais leur envoyer les tirages et j'ai toujours remis au lendemain. Aujourd'hui, ces photos, je ne les ai pas. A pus photos, a pus leur adresse et a pus Titine.

Restent le remords et l'image dégradée que nous avons dû laisser, de petits francaouis sans parole ni reconnaissance. Et la honte d'avoir imaginé le pire, prise d'otage, viol (Titine, surtout) lors de notre périple brinqueballant vers l'inconnu, alors que nous roulions vers la générosité.

Mais reste aussi tout ce qu'ils m'ont appris en une journée, dont je garde le souvenir précieux et que j'essaye de transmettre à qui veut bien.