Ce matin les arbres agitaient dans le ciel, avec une violence pathétique, leurs bras nus, secs et décharnés.

Le mistral pendant la nuit avait de nouveau lancé ses hordes réfrigérantes et leur haleine glacée à l'assaut de notre pauvre Provence. Et ne discutaillez pas, nordistes incrédules ! J'entends d'ici votre sourde et jalouse rébellion. Du haut de vos grands chevaux à la crinière enneigée ou verglacée, vous vous croyez dépositaire du froid lui-même, sous l'hypocrite prétexte que votre villégiature se trouve au septentrion du parallèle passant par Égletons. Mais vous êtes donc des barbares ? Aucune curiosité d'ordre géographique n'a jamais obtenu de visa pour pénétrer votre esprit ? Le Mistral, vous le saurez dorénavant, ne s'imagine pas plus qu'il ne se théorise. Il se vit, il se souffre, il se subit sans échappatoire possible. Le Mistral se saisit de chaque frigorie disponible et ne se contente pas de vous mettre en présence, précautionneusement, comme le font vos sympathiques zéphirs intermittents. Il vous fouaille les viscères avec, profondément, avec sadisme. Il vous congèle le cœur, vous bloque la respiration, vous fige la moelle, vous transforme votre dernière engelure généralisée en un doux et poétique souvenir.

Oui le Mistral en hiver en Provence c'est la cryogénisation gratuite et obligatoire.

Mais au cours des différentes glaciations que cette plus ou moins riante contrée a connue, l'Homo Çapince a eu le temps de bien se geler les glaouis, d'envisager diverses parades et d'évoluer progressivement vers l'Homo Sapiens, sage humain tel que nous le sommes devenus aujourd'hui. Car l'humain et l'humaine ont avant toute chose une âme de chercheur. Ils sont observateurs, ils aiment faire des expériences. Ils ont par exemple très rapidement découvert le principe de la fermentation, bien avant la cuisson ou la position du missionnaire. Il leur a suffi de simplement goûter les fruits tombés à terre, à moitié pourris, et d'en arriver, par un processus cognitif itératif incluant les concepts de causalité séquentielle, à la constatation d'un effet euphorique induit proche du "Hébélà chsais pas c'que j'ai".

Les diverses recherches autour du "liquide qui fait rire", ainsi qu'on appela cette nouvelle molécule, se poursuivirent sans presque discontinuer. Les béta-testeurs du nouveau produit, que, soit dit entre nous l'on n'avait aucun mal à recruter, s'aperçurent au cours de leurs divers essais qu'il ne se solidifiait pas au froid, comme les autres liquides. C'est le chasseur de mamouths Boooff qui, le premier, retrouva gelé son pot de jus de pruneau fermenté, qu'il avait oublié dehors. Il jeta le glaçon en grognant de colère mais lécha le fond du pot avec un plaisir évident, tout en fourrageant dans ses parties sexuelles. L'anti-gel absolu à usage humain venait d'être inventé et révolutionna cette période de notre histoire où nos ancêtres ne connaissaient pas encore le régulateur de température avec sonde thermique extérieure. On prit l'habitude préventive, dans les périodes gélives, d'en mélanger à l'eau de boisson dans des proportions suffisantes et de s'en imbiber abondamment l'intérieur du corps, dans un but exclusivement sanitaire de résistance au froid. Le sang circulant plus vite, réchauffait les extrémités et, cerise sur l'auroch, la morsure du froid semblait de toute façon moins féroce sous ce léger anesthésique.

On vit aussi que cela brulait à la perfection. On en arrosa les plats pour les faire flamber. On découvrit ensuite que même Boooff, le gars le plus vilain de la tribu, devenait joli garçon aux yeux des filles qui avaient goûté à ces liqueurs, et l'espoir renaquit dans les cœurs esseulés. Parallèlement, la horde développa des techniques de chasse plus industrielles contre les palombes et les autres volatiles qui leur volaient les fruits avant complète maturité et teneur maximum en sucre. L'idée de l'agriculture s'instillait lentement mais sûrement dans les cerveaux embrumés au cours des longues soirées d'hiver bien arrosées. Le travail de la terre est difficile, éreintant mais les esprits et les corps s'y plient volontiers quand ils en connaissent à l'avance la finalité joyeuse. La viticulture, l'arboriculture fruitière mais également celle des céréales, du houblon, de la betterave à sucre, tous les produits procurant en fait ces sucres lents que le manant n'aura de cesse de transformer en sucres rapides, bien plus festifs.

Le monde de la glèbe se structurait, trouvait ses marques, son but : lutter contre les météores glaciaux comme ce fichu Mistral nous emmenant gerçures et gélivures, certes, lutter contre la froidure, oui, mais surtout contre la froideur des rapports humains.

Et quoi de mieux que se mettre une bonne murge pour que s'effondrent les tabous, se disloquent les résistances, se relativisent les conflits, tombent les inhibitions et s'annihilent les contraires ?

Et avec modération, bien entendu. Vous l'aviez deviné, c'était sous-entendu, cela va de soi même si personne n'y croit une seconde.