Les dents du midi, depuis Val d'illiez, en Valais.


C'était il n'y a pas si longtemps, sitôt franchie la frontière, la confédération t'accueillait par un passage radio. Non pas pour te permettre de dire dans un micro tout le bien que t'inspirais ce si joli pays. Non, juste vérifier que tes poumons n'abritaient pas quelque bacille indésirable au pays de l'ordre, de la propreté et des grands labos pharmaceutiques.

Cela fait, il te restait à présenter ton permis de séjour dans le village où, désormais, tu résiderais. Contrôle des habitants, bureau des étrangers, c'était marqué sur la porte.

Tu allais apprendre à survivre dans cette jungle enneigée, où ton grand crème du matin s'appellerait désormais « renversé », où dans chaque bar un automate te distribuerait tes Camel, comme ici les barres chocolatées. Encore mieux tu pourras désormais acheter la cartouche complète, rabais compris, au même endroit que les yaourts et les plaques de Suchard.

Tu allais aussi apprendre plein de mots rigolos qui t'échappent encore parfois aujourd'hui : septante, panosse, benzine, cheni, suisse toto... des expressions indigènes, mais aussi des trucs pas homologués, en albanais, portugais, galicien. Rien en Swahili, ni en Berbère : pour la confédération, blanc sur blanc, c'est le mélange idéal. Avec une exception pour les Saoudiens, bien sûr.

Soucieux d'intégration dans un pays si traditionaliste, tu boiras du vin blanc dans des verres minuscules, deux décis s'il vous plaît, rebibes et viande séchée, santé Manu, santé Josiane, santé Fortune.

Tu apprendras la diététique locale : croûte au fromage, fondue bacchus, saucisse aux choux, papet vaudois et une henniez pour faire passer.

Beaucoup d'helvètes n'aimant pas les français, et quelques uns le disant, alors parfois on t'appellera frouzien, ce qui n'est pas très gentil. Soucieux de bons rapports entre deux peuples si proches, tu affirmeras alors que de toutes façons, tu n'es ici que pour leur piquer leur pognon, ça donnera un helvète très rouge et très blanc, la couleur de son drapeau, tu seras fier de toi.

Tu verras aussi qu'un pays riche, c'est pas le paradis. Derrière des visages souriants, l'alcool souvent comme paravent, faire bonne figure jusqu'au dernier moment, jusqu'à la trop forte bourrasque. Tes amis s'appeleront José, Seladim, Patrick, Vesna, Claire, Andres ou Slavika.

Tu y traceras ta route pour plus d'une décennie, entre plaine et montagne, mariage et enfants, ton premier cheveu blanc.

Puis un jour tu comprends que les montagnes finissent toujours par t'écraser, et qu'il est temps de partir.