Je ne me souviens pas de ma famille assassinant de cochon en Algérie. Je crois que de toute façon, la viande de cochon et la chaleur du soleil ne font pas bon ménage, elle tourne très vite et devient dangereuse à consommer, ce qui explique l'ostracisme de l'ancien testament à son encontre, repris sous forme d'interdiction rigoureuse par les religions juive et musulmane. Bon, ça aurait été peut-être un brin provocateur, aussi, encore qu'on arrive toujours à trouver des croyants respectueux des différences

En Périgord non plus, mon père n'a jamais élevé de porc, je ne l'ai d'ailleurs jamais vu tuer une bête pour la manger, il n'était pas chasseur non plus. C'est ma sœur et moi qui nous occupions de faire passer la volaille de vie à trépas. Mais nous étions invités tous les ans chez nos voisins, les parents paysans de nos camarades d'école, pour la "Saint-cochon", et j'en ai le souvenir comme d'une journée magique. En Dordogne, tout ce qui est transformation de viande, foie gras, confits de canard, chapons, pâtés, saucisses, gibiers divers est vraiment vécu comme une religion païenne, avec tout ce qui tourne autour, d'ailleurs : les cèpes, les girolles et autres oronges, le petit vin aigre, son marc, les châtaignes, toutes les glanes de fruits sauvages...

Le Périgord est le centre de la gastronomie s'il en est un. Ce patchwork de petites seigneuries, ces grands bois inextricables, cette multitude d'étangs naturels, de trous d'eau ont favorisé de tout temps le gibier, le braconnage et bien entendu, il a bien fallu mettre au point des techniques efficaces de conservation. Je vous parle d'un temps où le congélateur n'existait pas et où il fallait saler, sécher les jambons, lards, saucisses et saucissons, les fumer si l'on aimait ça, ou bien stériliser des bocaux et des bocaux de confits, de pâtés, de confitures, de haricots et de légumes divers. On tassait aussi les rillettes au fond de pots en terre et on les recouvrait d'une épaisse couche de saindoux.

Tous ces bons produits vous formaient le goût, milladiou de milladiou !

Mais le truc qui m'est vraiment resté incrusté dans les narines et les papilles, c'est le jimboura. Alors pour partir sur les traces de ce souvenir d'enfance, je me suis associé avec 2 voisins (à moi la direction des opérations, à eux la main-d'œuvre et le financement ;-), nous avons acheté un grand congélateur-bahut de 2 mètres de long, trouvé le cochon a l'œil malicieux adéquat, le charcutier de luxe capable de nous supporter, et un vendredi soir, celui-ci plongea une longue lame dans la jugulaire de Porcinet le pôte à Winnie l'ourson, tandis qu'un aide tendait avidement la bassine pour recueillir l'ingrédient indispensable à la confection du plat convoité : du sang frais.

Sang qu'il convient de remuer aussitôt avec les mains pour en retirer la fibranne coagulée. Il restera alors liquide jusqu'au lendemain.

Nous avons bien sûr aidé notre charcutier à nous préparer rôtis, escalopes, côtes, rouelles, filet mignon, pâtés de tête, rillettes, saucisses, andouillettes, mais j'ai plus particulièrement supervisé la fabrication de l'incontournable boudin. Il a fallu éplucher puis hacher 8 kilos d'oignons mouillés de larmes puis les faire revenir longuement avec quelques rogatons gras, hachés eux aussi, dans une grande gamatte en aluminium massif. Et y verser presque tout un pot de quatre épices et puis bien du sel et du poivre, aussi. Goûter. Et remuer, remuer pour pas que ça attrape.

Au bout de 2 heures, la couleur de l'ensemble paru sympathique à notre maître-queux et il nous autorisa à faire couler le sang dans le plat après l'avoir une dernière fois filtré dans un grand chinois. Après un bon remue-mélange, le truc obtint une consistance semi-liquide qui permettait de le verser dans une bouteille d'eau minérale découpée en forme d'entonnoir, et embouchée sur un boyau d'intestin grêle préparé et nettoyé à l'avance.

Le boudin proprement dit et comme l'apprécie La poule commence à prendre sa forme de spirale d'Archimède. Nous le plongerons avec précaution dans son eau maintenue à peine frémissante pour ne pas que sa peau se fende. Le piquer régulièrement avec une épingle pour contrôler son niveau de cuisson.



Bon, d'un autre côté, si le boudin explose, le jimboura sera meilleur.

Égoutter et mettre à refroidir les chapelets de boudins.

Faire réduire l'eau de cuisson du boudin, y jeter des os cassés, de la couenne, et une heure avant de servir, les légumes et des boudins ouverts que vous aurez rajouté si ils n'ont pas explosé tout seuls.

Vous aurez pelé et découpé en morceaux quelques patates, navets, carottes, oignons, aulx, un chou et les aurez fait revenir dans de la graisse d'oie ou de canard. Chaque cuisinière avait sa recette perso. Je me souviens que notre plus proche voisine profitait de la cuisson des boudins pour y faire cuire des fayots blancs secs. Ça donne de l'ampleur.

Voilà. Vous mélangez, vous faites cuire une heure ou plus, ce n'est pas grave : cette soupe cuisait et recuisait dans un coin de la cheminée. Vous goûtez pour corriger un peu une petite imperfection d'assaisonnement. Et vous servez sous les hourras de l'assemblée excitée.

Le jimboura, c'était la récompense des travailleurs après un jour ou deux d'efforts tendus vers la perfection.

C'était le symbole de l'entraide et de l'amitié entre voisins, alliés, membres de la famille.

C'était une ode poivrée au génie de la cuisine périgourdine.

C'était une bulle de chaleur humaine au cœur de l'hiver.

Mais c'était surtout du bon liquide brûlant pour diluer toute cette gnole et ce pinard qui avaient coulés à flots dans ces dizaines de gosiers assoiffés.

Même les enfants que nous étions avaient la permission de "faire chabrol", c'est à dire de verser un peu de vin dans l'assiette où il ne reste qu'un peu de soupe, de remuer en tournant pour rincer, et de boire le tout cul sec.