Je vous ai déjà parlé de Valérie .

Un jour elle me téléphone. Je ne me souviens pas exactement de l'époque, mais elle avait déjà son métier de potière au bout des doigts et elle cherchait à rentabiliser un peu ses connaissances. En fouillant dans les nombreuses revues bio-écolo-politico-je-veux-un-monde-plus-beau des seventies (Actuel, La gueule ouverte, Utovie, Rebrousse-poil, Ecologie et Politique, Le Sauvage...) elle était tombée sur une petite annonce qu'elle a subodoré apte à réamorcer la pompe à phynance.

Le Domaine de la Thomassine, à Manosque, cherchait une animatrice en poterie. Elle avait essayé de savoir ce qu'il en retournait par téléphone, mais il fallait se présenter. Sans doute le genre d'arnaque très répandu à cette époque : en échange d'être nourri (bio et végétarien), logé (dans un cadre idyllique) et blanchi (au ruisseau à 100 m en contrebas), le proprio se trouvait bien bon de ne pas vous faire raquer des sommes folles car nombreux étaient les candidats qui auraient bien aimé être à votre place, à s'essayer au retour aux sources de la plus pure des natures.

Connaissant le caractère de Valérie, j'imaginais d'ici la scène. Elle cherchait un poste de prof de poterie. Les pigeons, c'étaient les élèves, peut-être, mais sûrement pas elle ! Si les clients acceptaient de payer, c'était pour rémunérer son boulot à elle, et donc elle voulait sa part du gâteau, sinon elle allait se mettre à chanter et faire fuir les oiseaux à 3 kms à la ronde.

Sans préjudice d'autres réactions épidermiques, corrections méritées et dégradations de toutes sortes.

Enfin, ça c'était le résultat de nos deux imaginations conjuguées, mais qui s'avérèrent pas si loin que ça de la réalité. Il fallait y aller, de toutes façons.

Bordeaux-Manosque, sans un rond, le stop s'imposait, mais elle toute seule, jeune proie difficile, certes, mais ne tentons pas le diable, si j'acceptais de l'accompagner, elle se sentirait plus en sécurité. Non que je sois taillé comme un garde du corps, à cette époque, j'étais un gringalet maigrichon à tête d'intello, mais l'effet est surtout symbolique chez le dragueur potentiel. Ça fait "couple", le garçon peut monter devant et faire la conversation, si c'est un routier sympa, il y a 3 places à l'avant, il peut faire "tampon" au milieu, etc...

Le fait est, et ça ne date pas d'hier, qu'un mec qui prend une fille seule en stop considère comme tout à fait honnête qu'en échange du service rendu (vous connaissez le prix d'un taxi ?) la petite s'acquitte de son droit de passage en nature. Bien sûr, il ne va pas lui présenter ce deal tel quel avant de la faire monter dans son véhicule, car dans sa tête tout ceci est très flou : il est persuadé que, beau gosse comme il est, il représente une chance inouïe dans la vie sexuelle de cette jeune autostoppeuse. Et de plus, c'est plus fort que lui, sa générosité naturelle le pousse à rendre service à sa prochaine, qui ne pourra mieux faire que de lui témoigner en retour un peu de reconnaissance. L'esprit a priori auto-amnistié de toute culpabilité, il s'attache à interpréter le moindre mot sympa ou sourire comme autant d'appels au viol lancés par cette allumeuse de vraies bell's verges.

L'inverse est possible, bien sûr, mais plus rare. C'est la jolie histoire qui a inspiré "Pour une amourette" à Leny Escudéro. Elle est au milieu du clip mais toute l'interview est adorable.

Très tôt ce matin là, nous prenons la pose sur la bretelle d'accès à l'autoroute A62, sans faire la grossière erreur d'afficher Valérie telle un pub aguicheuse tandis que je ferais semblant de n'être aucunement concerné, un peu plus loin. Non ! Personne n'aime être pris pour un con et il faut que la demande soit claire. Donc, nous avons prévu un gros feutre pour nous faire des cartons indicateurs de direction, au fur et à mesure, et nous ferons le signe magique ensemble, ou à tour de rôle, pour nous reposer, si l'attente se trouve un poil longuette.

Et bien, la première voiture s'arrête assez vite et nous embarque. Très bon pour le moral, la première voiture. Ça veut dire que la chance est là, que nous pouvons adopter comme prénom du jour "Amadeus". Ça veut dire surtout que nous n'avons pas de gueules de tueurs, que nous avons su sourire, que nous étions bien placés, bien visibles à un endroit où les voitures n'allaient pas trop vite, où les conducteurs pouvaient nous dévisager avant de faire leur choix, où ils avaient de la place pour s'arrêter sans déranger personne... Que l'ampleur de nos bagages ne faisait pas trop peur, que notre saleté n'était pas trop repoussante... Ah c'est un métier, stoppeur. Ça va, je devrais pouvoir passer mon permis de stopper haut la main, j'ai dû faire autant de kilomètres en stop qu'en vélo, ce qui fait beaucoup .

La journée se passe assez bien. D'accord, il arrive que la prise en charge tarde un peu et que l'angoisse commence à monter, mais les voitures et les camions s'arrêtent assez volontiers en général, et puis nous sommes deux, on discute, le temps passe quand même plus vite. Tiens je me rappelle d'un routier particulièrement sympa qui, nous ayant à la bonne, nous a expliqué comment les routiers faisaient eux-mêmes du stop pour rejoindre leur camion tombé en panne ou le siège de leur entreprise. Au lieu de lever le pouce, ils levaient le disque en papier de la boite noire qui enregistre leur vitesse et qu'ils doivent montrer aux keufs. Il nous en a donné une poignée, et ce truc m'a servi plein de fois par la suite. Comme je lui faisais remarquer que j'y connaissais rien en camions et que je me ferais piéger à la 1ère question-piège, il m'a donné un petit cours sur un vieux modèle de camion que personne ne connaîtrait, d'après lui...

La nuit tombe, mais Valérie est pressée et nous continuons à lever le pouce. À partir d'Aix en provence, nous attaquons la cambrousse, avec des conducteurs de plus en plus bizarres mais souvent, conscients de notre position inconfortable, ils n'hésitent pas à faire des détours pour nous mettre dans la bonne direction. Des invitations à dormir commencent à arriver, mais nous tenons notre cap et les refusons. Le jour se lève prudemment. Un vieux pépé en 4L me fait une grosse peur : en bas d'une descente, il y a un stop qu'il n'a visiblement pas vu et il trace, imperturbable, à travers une route nationale qui semble assez importante, mais heureusement peu fréquentée à cette heure matinale. Ce sont les risques du métier. Je l'engueule un peu, pour le principe, mais pas trop, car ce sera lui qui nous laissera au centre de Manosque, entre chiens et loups, à l'heure des journaux gratuits que le livreur jette sans vergogne sur les marches des librairies, bien avant que le patron n'ouvre sa boutique pour les récupérer.

Cocagne, il n'y a pas de voleurs, dans la ville de Giono et de Magnan...

Ces 24 heures de stop non-stop sont derrière nous et nous terminerons les derniers kilomètres jusqu'à la Thomassine à pieds.