Les vieux racontent en cherchant leurs mots qu'avant, ah oui, avant, il pleuvait. Il y avait les orages du printemps, les giboulées de Mars, le mois de Mai était pourri pour emmerder les faucheurs de foin, la dernière pluie avant l'été était attendue vers mi-Juillet, on se prenait sur la gueule le célèbre orage du 15 Aout qui ravinait tout, et tout l'Automne était pluvieux, que ça gonflait les acanneurs d'amandes, les vendangeurs, les olivarelles, et semer ses blés devenait un casse-tête finois.

Mais bon, un vieux, ça n'a pas toute sa tête, ni bonne mémoire et que je sache, ce ne sont pas les bébés qui s'alzheimerisent. Leurs histoires de pluie en Provence, moi j'y croirai quand je serai mouillé. Et en attendant, on souffre. On a que du vin à boire et en guise de douche, on se désinfecte à la gnole.

Et personne en parle à TF1 ! C'est dommage, les 10 principaux candidats viendraient crever les nuages à notre zénith d'un seul de leur clin d'œil de braise...

En attendant, notre lieu de vie respire l'obsession de l'eau. Quand je suis arrivé, j'ai recensé les puits, les ai mesuré, profondeur totale, niveau de l'eau, et je surveillais l'évolution. Il y en avait 8, tous superbement placés, on sentait le paysan qui repérait les mouillères pendant plusieurs années, qui analysait les pendages de rochers, les inclinaisons des couches, car oui, la roche à un sens. Qui a manié la barre à mine le sait, qu'un tout petit coup bien appliqué peut arracher un énorme morceau. Cherchant à deviner la structure de l'invisible à partir de l'apparence. Le géologue nous parlerait-il de geôles, de tous ces cailloux emprisonnés sous la terre, condamnés à être privés de lumière à perpétuité ? Le paysan sent l'eau, la devine, l'imagine en train de couler sur son lit imperméable, l'attend à sa sortie, où il lui aménage une conque et où elle se décantera de ses éléments fins.

Chez nous, pays de peu, voire de rien, aucune source. Ha, les mythes pagnolesques ne sont pas nés sur notre massif ! Que des puits, sortes de réservoirs enterrés qui se remplissaient au gré des rares pluies. Il y en a 3 en enfilade au fond d'un vallon. Le premier en amont se remplit par en dessous de toute l'eau de son bassin versant, puis déborde, toujours à l'abri des regards, pour approvisionner le 2 ième, puis le 3 ième. Un automne particulièrement pluvieux (j'en ai quand même connu), dans la droite ligne de ces 3 puits, j'ai eu une résurgence dans un champ, ce qui m'a empêché de semer pendant de longs mois. Une année où j'avais des sous à claquer, j'ai fait venir un tractopelle, je lui ai fait creuser en amont de la mouillère, et nous avons trouvé 2 sources, à 4 mètres de profondeur. Pendant 2 ans, j'ai eu le plaisir de voir ma petite mare se remplir, et l'eau se déverser dans un canal fait exprès, et couler sans gêner mes travaux de semis, entre 2 champs.

Mais il ne pleut plus et les petites rainettes qui avaient colonisé mon trou d'eau s'en sont allées.

Pendant des siècles, ici, bêtes et gens se sont contentés de l'eau des puits, et ça boit, un cheval de trait ! Ils récupéraient l'eau des toits dans des citernes et le grand-père, à la pointe du progrès, avait fait installer une éolienne qui pompait l'eau dès qu'il y en avait dans le puits et la refoulait dans un bassin qui alimentait tous les points d'eau de la ferme par gravité. Mais comme il fallait beaucoup d'eau pour nettoyer les foudres et faire le vin, les années sèches voyaient des caravanes de tombereaux faire la navette jusque dans la plaine qui n'en manquait pas grâce à Adam de Craponne , cet ingénieur de génie qui a arrosé toute la Provence sèche en canalisant l'eau de la Durance.

Et puis le progrès amenant des pompes triphasées permettant de refouler l'eau sur de belles hauteurs, et la main d'œuvre étant ridiculement bon marché à l'époque, le grand-père lança le big chantier : un puits dans la plaine, là où l'eau affleure en permanence, et le creusement d'une tranchée de 80 cm de profondeur, pour une canalisation de 1 km 300 de long !! Cette eau se déversait dans un bassin à ciel ouvert et fournissait en eau toutes les maisons du quartier. Cadavres de pigeons, serpents, algues, crapauds, on y a même élevé des anguilles et on s'y baignait. Certains la buvaient et sont encore en pleine forme, mais les défauts de l'installation étaient nombreux : les éléments de confort modernes telles les machines à laver le linge ou la vaisselle avaient une durée de vie limitée avec parfois moins d'1 bar de pression dans le réseau, et les filtres se colmataient plus souvent que de raison. Certains tordaient aussi un peu le nez en voyant une eau marronasse remplir leur baignoire.

Quand j'ai déposé le permis de construire de notre maison, le problème de l'adduction d'eau s'est posé. Comprenant que si je parlais de ce système obsolète, la DDASS allait nous tomber dessus et placer nos enfants dans une famille d'accueil, je répondis que la maison serait alimentée par un forage. Mais l'affaire s'annonçait corsée : le massif sur les flancs duquel notre ferme est agrippée est ce qu'on appelle "un relief karstique". Il est composé d'un bloc de calcaire très dur quasi-monolythique d'une puissance (épaisseur) de 400 m. Ce qui veut dire en bon français que si on a pas de pot, on peut creuser pendant 400 m sans trouver une goutte d'eau, et ayant fait ma petite enquête auprès de voisins, on me parla effectivement de forages abandonnés après 140 m sans résultats. Mes beaux-parents m'ayant raconté la visite de prospecteurs de pétrole sur la propriété, qui avaient fait des sondages très profonds dont on voit encore les cônes non rebouchés, et sachant que tous les forages de France et de Navarre sont répertoriés au BRGM (Bureau des Recherches Géologiques et Minières), je pris RV à celui de Marseille qui se trouve dans un endroit idyllique des Calanques, le Domaine de Luminy. Je demande à consulter les fiches de forages et m'aperçois au premier coup d'œil que les forages de pétrole n'y sont pas. Je m'en étonne, précise que je ne suis pas un espion industriel et que seule l'eau m'intéresse. Ils ne m'ont même pas opposé le secret d'Etat, ces forages n'existent tout simplement pas et n'ont jamais existé puisqu'ils ne sont pas sur la carte ! Bon je n'y suis tout de même pas allé pour rien et suis revenu avec des tas de fiches intéressantes mais confirmant que ça n'allait pas être de la tarte.

J'ai fait venir 2 scientifiques qui m'ont pris une fortune et m'ont dit vaguement, balayant 160° d'arc d'un grand geste du bras, que je pouvais forer par là, que le Hauterivien supérieur était aquifère dans la commune de L. (située à 50 KMs) et qu'il n'y avait pas de raison qu'il ne le soit pas ici.

Je me suis donc tourné vers l'irrationnel, toujours plus rassurant et plus humain. J'ai une idée assez précise de mon sous-sol, j'ai étudié le petit livret qui accompagne la carte géologique de mon coin, je sais que dans un relief karstique, on trouve des rivières souterraines, ou de grands réservoirs pleins d'eau et qu'il suffit de tomber "sur une veine". Mais pas à côté. Dessus. Et je sais dans quel sens ces rivières coulent : entre la plaine à l'arrosage et l'étang de Berre, puisque les couches sont inclinées comme ça, et je peux voir si mes tourneurs de pendules ou de baguettes me racontent des conneries.

Le premier, un excellent ami, me trouve "de quoi approvisionner la ville de Salon", mais à un endroit trop éloigné de la ferme, et c'est qu'il faut amener là-bas le jus et les tuyaux, et j'abandonne. Le second (oui, je suis assez méfiant de nature, alors je croise mes indices, et sans dire aux autres ce qui a déjà été dit, bien sûr) m'a été recommandé par un ami. Il vient avec sa femme, quadrille la propriété sans trouver grand chose, à part un endroit qui s'avérera pouvoir être la continuité de la veine finalement choisie. Le troisième, c'est un foreur qui me le conseille. Alors lui me sort le grand jeu : c'est le plus cher, le plus théâtral, j'en ai un peu marre d'être bredouille, je l'emmène dans des endroits où je n'ai pas encore amené les autres, et il commence à "sentir l'eau". Il la "trouve" assez loin, on la recherche un peu plus près de la maison, et il "re-marque" à un endroit qui m'intéresse, et qui est logique avec son premier marquage (dans la ligne des failles). Il me dit la profondeur (qui s'avérera exacte) et le débit (itou). Du coup, je retéléphone aux autres, et sans leur dire les résultats obtenus, je leur indique une direction vers où marcher en leur disant de chercher. Ni l'un ni l'autre n'avaient cherché dans le coin la fois d'avant, et les 2, pas le même jour, bien sûr, ont indiqué le même endroit que le troisième sourcier.

J'ai appelé mon foreur, lui ai fait creuser à l'endroit précis indiqué par les 3 sourciers, et je peux vous dire que c'est angoissant. Surtout d'entendre cette mèche rentrer dans ce calcaire compact, gris, qui ne remonte que de la poussière. 70, 80 m... Le patron, les ouvriers, moi, tous le visage fermé. Une seule couche, ce béton impressionnant, solide, mais un peu mono-maniaque de la sécheresse, tu vois ?

Dur à ceux qui ont soif.

Et puis le trépan s'est mis à claclaquer. Un sourire a éclairé la gueule du vieux foreur plein d'expérience. "On arrive dans le fissuré", laissa-t-il tomber. "C'est bon signe ?", je demande. "Pour vous, oui, mais pour moi, non. La mèche peut se mettre en travers, et il n'y a plus qu'à recommencer à côté".

10 m de plus. Et l'eau qui jaillit. Avec un enfant qui nait, il n'y a rien de plus fort comme instant que ce geyser colonisant les airs avec une pression incroyable. Nous avons percé un secret, une poche inouïe, une cave au trésor, et une énergie fantastique s'en échappe par pulsations, et coule comme un torrent sur ce sol craquelé de Juillet.

Un nouveau départ pour ce désert caillouteux.

La vie. L'oasis.