Sylvain est là, bien campé sur ses jambes. Face à lui, l’immense affiche lumineuse en 3 D 4x3 de RETRO-TEMPO, cette même affiche qui quelques années plus tard devait attirer l’œil de Rodolphe Mézières.

Une histoire fabuleuse narrée avec maestria, voir : l'effet papillon

Sylvain vient de fêter ses 49 ans, une allure d’athlète, pratiquant assidu de sports extrêmes, en poche le reçu du virement de 3000 Mondos, la nouvelle monnaie internationale mise en place en 2014.

Cet argent représente le montant d’un heureux placement "à risques" qu’il avait effectué quelques années plus tôt, il vient de tout vendre "au bon moment".

Le bandeau lumineux qui défile débite le slogan un peu ringard de la société qui offre des voyages dans le passé : "De la reine Margot à Mao, rien n’est impossible pour RETRO-TEMPO !"

Sylvain n’a jamais connu sa mère, son père non plus. Enfant de la DASS, on ne lui a jamais donné le nom de celle qui l’avait mis au monde, tout ce qu’on lui a appris c’est qu’il était né le  17 février 1969, à l’hôpital Saint Louis, de père et mère inconnus, et que cette dernière était morte en le mettant au monde. Bien sûr, il avait fait des démarches auprès de l’administration, et ce dès sa majorité. Toujours la même réponse :

-Désolé Monsieur, mais on ne sait rien de plus.

-Il y avait bien une sage-femme, un médecin, une infirmière, pour assister ma mère quand elle a accouché ? avait-il demandé à l’hôpital Saint Louis, et ce à maintes reprises.

-Oui, mais tous ces gens là sont partis, ou bien à la retraite pour certains, et puis vous savez, c’était peu de temps après les évènements de mai 68,  les syndicats étaient très forts alors, et il ne fallait pas trop réclamer quoi que ce soit au personnel !

Mai 68, cette époque a toujours fasciné Sylvain, et pour cause, c’est l’époque à laquelle il avait été conçu, et puis toute cette agitation, cette révolte, cette presque révolution, l’ont toujours passionné.

De nombreuses fois, il est allé à la cinémathèque regarder des docus de l’époque, les reportages au cœur de la tourmente, les barricades, les gaz lacrymos, les cocktails Molotov, les CRS casques noirs sur la tête, boucliers en plexiglass, chargeant les hordes d’étudiants…

Un peu les troupes disciplinées romaines contre les fougueux et tonitruants Gaulois !

Trois mille Mondos tout frais sur mon compte, songe-t-il, pourquoi pas ?

Alors il se rend tranquillement Avenue d’Iéna, à pieds. Il fait beau. Remonter les Champs-Elysées par une pareille journée : un bonheur !

Sylvain pousse la porte vitrée de l’agence. Derrière le bureau de l’accueil, une grande femme brune, corsage en satin blanc immaculé, très largement ouvert, laissant deviner que la dame ne porte ni soutien-trucs, ni redresse-machins.

L’hôtesse lève son regard vers lui, large sourire façon "ultra-brite".

-Vous désirez ?

Sylvain répondrait bien "vous", mais ça ne se fait pas !

-Je désirerais me renseigner sur les voyages temporels.

-Vous avez rendez-vous ?

-Non, je passais, alors…

-Très bien. Monsieur ?

-Caillot, Sylvain Caillot.

-Monsieur Caillot, vous avez beaucoup de chance, Monsieur Dampierre notre directeur est là, je vais l’appeler et je pense qu’il va pouvoir vous recevoir, son rendez-vous s’est décommandé.

Elle décroche son téléphone : Monsieur Dampierre, j’ai là Monsieur Caillot qui désirerait s’entretenir avec vous… Très bien Monsieur Dampierre.

A peine a-t-elle reposé le combiné qu’entre le directeur, un homme d’une quarantaine d’années, souriant, visage halé, la main tendue.

-Bonjour Monsieur Caillot, si vous voulez bien me suivre…

Puis se tournant vers l’hôtesse :

-Merci Marjorie !

Sylvain, bien calé dans un profond fauteuil en cuir, explique :

-Je souhaiterais me rendre dans le quartier latin en mai 68, vous comprenez, tous ces évènements, ça me fascine !

-Je vous comprends parfaitement, effectivement c’est une période "riche" !... Vous connaissez notre devise : "rien n’est impossible pour Retro-Tempo !" Monsieur Caillot, nous allons organiser cela. Toutefois, je dois vous faire les recommandations d’usage, et ce malgré la brochure que nous allons vous remettre : vous ne devez ABSOLUMENT pas interférer sur le passé, vous savez le fameux "effet papillon" et aussi le paradoxe du grand-père.

-Oui, je sais, le moindre évènement peut avoir des conséquences désastreuses, ainsi le battement d’aile d’un papillon au Pérou peut-il provoquer un ras-de-marée au Canada !

-Je vois que vous connaissez ce paradoxe, donc on ne touche rien, on n’emporte rien, on ne fait rien qui puisse modifier l’avenir.

-D’accord Monsieur Dampierre, mais le paradoxe du grand-père, c’est quoi au juste ?

-Imaginez qu’au cours d’un voyage dans le passé, vous rencontriez celui qui va devenir votre grand-père, le vrai, celui qui est génétiquement le vôtre. Au cours d’une rixe, vous le tuez avant qu’il ait conçu votre père ! Dans ce cas, comment se fait-il que X années plus tard, vous soyez venu pour le tuer, alors que vous n’existez pas ?

-Ben merde ! C’est tout ce que Sylvain trouve à répondre.

-Revenez dans huit jours Monsieur Caillot, le temps que nous préparions votre voyage. Pour les formalités, voyez avec ma secrétaire.

Huit jours plus tard, Sylvain revient, même accueil de la belle Marjorie :

-Suivez-moi, Monsieur Caillot.

Ils se dirigent vers un petit ascenseur, Sylvain est pratiquement collé à la secrétaire. Cela le trouble, elle s’en rend compte et s’en amuse !

Six étages plus bas, la porte s’ouvre sur une salle aux murs couverts d’inox « brossé ». Des rangées d’ordinateurs garnissent la pièce. En son centre, un fauteuil métallique.

Dampierre va au-devant de Sylvain, main tendue : 

-Monsieur Caillot, c’est le grand jour ?

Puis il se tourne vers un autre homme en blouse blanche : 

-Mon assistant.

L’autre opine, puis retourne à son clavier.

-Monsieur Caillot, veuillez passer dans la cabine d’essayage pour vous changer, vous ne portez pas du tout des fringues soixante-huitardes !

Quelques minutes plus tard, Sylvain sort de la cabine : pantalon pat’d’èph’, veste Mao en velours côtelé, chemise cintrée, col à bouffer de la tarte, Clarcks aux pieds, et bien sûr une perruque « afro » sur le crâne !

-Voilà, c’est parfait, manque plus que le mouchoir sur le nez ! s’exclame Dampierre.

-Installez-vous !

Sylvain se cale dans le fauteuil métallique.

-Vous avez bien lu la brochure ? questionne le directeur.

-Oui, oui, bien sûr !

-Donc si vous ratez le premier rendez-vous pour votre retour, vous en avez un second six heures plus tard, attention il n’y en aura pas d’autres, et après on ne connaît pas les conséquences !

-D’accord Monsieur Dampierre, j’ai bien retenu la leçon.

Maintenant Sylvain est seul, Dampierre et son assistant s’affairent autour des ordinateurs, une légère odeur d’ozone flotte dans la pièce, un léger bourdonnement, un petit vertige, sensation d’apesanteur, Sylvain ferme les yeux…

Quand il les rouvre, il est devant une barricade, les gaz lacrymos lui piquent les yeux, sa vue se brouille, il a juste le temps de lire "rue Saint-Jacques" sur la plaque de rue, un type lui gueule : 

-Reviens derrière la barricade, tu vas t’faire massacrer !

Il se retourne et aperçoit, entre deux larmes, un front de CRS, matraques à la main, qui fonce sur lui au pas de charge. Sans réfléchir, il escalade la barricade faite de pavés, de chaises, de vieux matelas, de carcasses de voitures, de branches d’arbres qui ont été coupées à la tronçonneuse. Les CRS sur ses talons, il court, trébuche sur une fille toute vêtue de rouge, visage ensanglanté, sans doute une grenade lacrymo lancée à tir tendu !

Alors sans réfléchir, Sylvain a saisi "le petit chaperon rouge", l'aide à se relever, puis l’entraîne vers des lieux plus cléments.

Course folle entre les voitures qui crament, les poteaux arrachés, et partout ces putains de gaz qui brûlent la gorge et piquent les yeux, l’âcre remugle des voitures qui brûlent. La première à droite, rue des fossés Saint-Jacques. Sur les murs, il a juste le temps de lire quelques affiches : "la chienlit c’est lui" avec une caricature du grand Charles levant les bras au ciel, "CRS = S.S.",  bien sûr "l’imagination au pouvoir" et enfin "interdit d’interdire" !

La cavalcade continue, la fille l’entraîne dans une petite rue sur la gauche, "rue Clotaire" a-t-il le temps de lire, une grande porte grise, elle pousse violemment le battant, tous deux entrent…

Le calme après la tempête, ils semblent à mille lieues de l’enfer. Au-dessus de l’immeuble, on distingue le ciel rougeoyant…

L’embrasement des voitures.

Elle lui tient toujours la main et l’entraîne vers un escalier étroit au fond de la cour, six étages, des marches usées, la peinture écaillée sur les murs.

Arrivés au dernier étage, elle se dirige vers le fond du couloir, ouvre une porte, s’efface et proclame à voix haute : 

-Versailles, mon prince est arrivé  ! 

Une chambre de bonne, un lit, des étagères garnies de bouquins, une table, deux chaises.

-Ben dis donc, t’es meublée en "Louis caisse", déclare Sylvain, et tous deux se marrent.

Alors, patiemment, l’homme entreprend de lui nettoyer sa plaie. Le sang a coulé abondamment, heureusement la blessure est superficielle, un gros sparadrap et le bobo est réparé.

Elle lui sourit, lui prend les deux mains, et l’embrasse tendrement, amoureusement.

Ils font l’amour, comme si c’était leur dernière fois, elle a échappé à la mort et veut profiter pleinement de l’instant.

Apaisé, il lui demande : 

-Quel est ton nom ? Moi c’est Sylvain !

Elle le regarde gravement et fait NON de la tête.

-Et bien je t’appellerai "COQUELICOT" car c’est une petite fleur rouge que j’ai ramassé tout à l’heure !

Ils roulent l’un sur l’autre et refont l’amour.

Coquelicot s’est endormie, Sylvain regarde sa montre : 

-Merde, plus que 35 minutes avant le second rendez-vous ! 

Il s’habille à la hâte, un bisou sur le front de la jolie demoiselle, puis retour à son point d’arrivée, le quartier est beaucoup plus calme, les CRS patrouillent encore.

A l’heure pile, il est là, l’odeur d’ozone, le vertige, sensation d’apesanteur…

-Alors Monsieur Caillot, on s’est fait attendre ? Il était temps !

-Oh, vous savez, c’était très agité, j’ai bien failli ne pas pouvoir revenir, mais quel pied (c’est le cas de le dire songe-t-il) !

Sylvain est rentré, les jours ont passés, un peu de tristesse en songeant à son petit coquelicot.

Un samedi matin, Sylvain traîne dans son appartement, il est onze heures, le carillon de la porte d’entrée sonne, il ouvre, une vieille dame est là, petite, les cheveux blancs, un joli sourire sur son visage ridé.

-Bonjour Monsieur, je m’appelle Christiane Legendre, j’étais infirmière à l’hôpital Saint-Louis. Je peux entrer ?

Un peu interloqué, Sylvain s’efface pour laisser passer la vieille dame, puis il lui tend une chaise :

-Un petit café ? interroge-t-il.

-Ca n’est pas de refus. Je ne devrais pas, mais au cours de mes gardes autrefois j’en buvais beaucoup, et maintenant j’y suis un peu "accro", ajoute-t-elle en riant.

Le café servi, Madame Legendre commence :

-Vous êtes passé plusieurs fois à Saint-Louis, afin de demander si quelqu’un se souvenait de votre maman ?

-Oui, oui, c’est bien moi !

-Il se trouve que j’étais de garde le jour où elle est arrivée, emmenée d’urgence par les pompiers, figurez-vous que le "travail" avait commencé alors qu’elle attendait le métro !

-Elle est arrivée dans un fort mauvais état, c’est pour cela que ça m’est resté gravé. Elle était très faible et vous étiez un gros bébé, la pauvre a fait une hémorragie, et malgré tous nos efforts nous n’avons pas pu la sauver !

-Oui, mais son nom ?

-Attendez, j’y viens, elle était très, très faible, elle s’est vue partir vous savez, nous avions tous les larmes aux yeux, si jeune et si belle ! Alors elle nous a murmuré :  

-Mon garçon, je désire qu’il s’appelle Sylvain, comme son Papa.

-Et vous Madame votre nom ? Ai-je demandé.

-Coquelicot, je m’appelle COQUELICOT !






Quelques petites photos prises par votre serviteur en MAI 1968... C'était hier quoi !



La gare Saint-Lazare, il est 17 Heures ! Regardez la pendule, pas un chat sur la place, ça laisse rêveur...



Sous les pavés... LA PLAGE



L'humour ne perd JAMAIS ses droits, lisez bien le panneau jeté à terre. (pour les mirots il est écrit : arbre incliné)



Des barricades faites de pavés, de chaises, de vieux matelas, de carcasses de voitures et de branches d'arbres...



Les rues du quartier latin avaient ét rebaptisées : ici la rue du 11 Mai 1968