Ce n'est sûrement qu'un hasard, mais j'ai comme l'impression que la mort me compte ses coups en base 3. En 69 (2x3 et 3x3) j'ai perdu un petit oisillon adopté, ça a bien dû me rendre inconsolable pendant au moins quelques heures, la mort de ce petit que je nourrissais à la pince épilée, et puis vint le départ de mon père, combiné avec l'arrêt de ses souffrances ici-bas, et puis le décès de "Mémère", la dernière de mes grands-parents encore en vie, que j'adorais.

3 descentes ou envolées, je ne sais. Je me souviens de la foi profonde de Mémère. La réalité du Paradis dépend peut-être de la force de la Foi en son existence ? Alors sa place l'y attendait, sûr sègur.

Parmi les amis garçons de mes années-lycée, souvent les plus importants, j'en ai perdu 3 également, jeunes, trop jeunes, mais pourquoi parler de morts injustes ? L'injustice ne serait-elle pas plutôt le fait d'une mort qui ne s'acharnerait que sur les faibles, les vieux, toujours les mêmes, quoi ?

Marc était beau, intelligent, drôle, sportif accompli. Je trouvais son attirance pour les sports extrêmes un peu suicidaire, mais baste, qui ne fait rien n'a rien. On peut toujours dire que le jour où une rafale de vent un peu traître a envoyé son delta-plane et lui s'exploser contre un balcon malencontreux, il aurait mieux fait de rester à l'hôtel sous son bonnet de nuit et dans ses pantoufles, mais la vie est là qui vous pousse. Serge, c'est son corps qui a lâché, sous la poussée de sa joie et de ses activités débordantes. 25 ans tous les 2, c'est jeune pour mourir, mais ça nous a quand même fait 10 ans de souvenirs en commun, du raide, du fidèle, du solide, du joyeux, du délirant. C'est toujours ça de pris. Bernard aussi était pressé, il savait peut-être aussi que ses jours étaient comptés. Je l'avais revu, lui et sa compagne, au faîte de sa carrière, simple, accessible, comme aux bons jours. Il s'est battu jusqu'à la fin.

Et puis la faucheuse, qui se faisait discrète, comme on l'aime, quoi, est revenue frapper dans mes parages ce mois d'Avril 2009. Encore un 9 (3x3) et je suis d'ailleurs né un 9/3, s'il y en a que ça intéresse.

Premier coup de faux, Francis, un proche, un habitué de l'eucharistie dominicale où je me rends plus souvent qu'à mon tour. 57 ans, pas vieux non plus, encore un qui n'aura pas profité de ses cotisations. Pas de messe mais une séance émotion difficilement supportable au crématorium. La veuve reste digne, mais les enfants hurlent, pleurent, se lamentent en s'accrochant au cercueil pour l'empêcher de rouler vers son flamboyant destin. Les croque-morts s'en rongent les ongles. Le macchabée suivant s'impatiente.

Deuxième traversée du Styx , celle de mon frère ainé. Là, je suis tenu au courant à l'avance de l'évolution, puis de l'inévitable échéance. J'ai la chance de le voir serein, conscient, confiant, peu de temps avant sa mort. Il connait la vérité : sa femme l'a enfin arrachée au médecin traitant. Après un bref sursaut de colère, il accepte sa fin. Il a un regard éperdu d'Amour pour son épouse, qui est comme une leçon pour nous tous. Il nous regarde, nous écoute très concentré, comme s'il y mettait les bouchées doubles. Il participe, il est encore vivant, il en profite. Nous nous séparons en disant hypocritement "à la prochaine". Quelques jours plus tard, sachant que la seule chose qui le retenait sur cette terre était l'angoisse de laisser sa moitié seule, celle-ci lui donne tendrement la permission de s'en aller.

C'est elle aussi qui enguirlandera les embaumeurs : "Ce n'est pas lui, qu'est-ce que c'est que ce boulot, je ne le reconnais pas...". C'est elle qui passera toute la journée à lui parler, cercueil ouvert, cercueil fermé, dans l'urne, à lui dire au revoir, à bientôt, que sais-je ? À qui va t-elle pouvoir parler ? Il est encore un peu là, à portée de main, d'oreille.

Troisième claque, la plus forte, bien sûr. Les autres n'étaient là que pour que je m'habitue. Ils ont déraciné mon chêne, le frère de ma mère , mon parrain, celui qui est toujours resté très proche de moi après la mort de mon père, "faisant office de", pour tout dire. Je lui dois énormément de choses, faut dire que dès que j'avais un moment, je filais dans sa ferme en vélo, j'y amenais mes amis qui ont toujours été bien accueillis. Il fourmillait d'idées, mais c'est lui qui m'a convaincu qu'un travail manuel était plus épanouissant qu'un autre. Et plus salissant et plus fatiguant aussi. Marié, avec enfants, je n'ai jamais cessé d'aller les voir, mais là, il y avait quelques années que je ne les avais plus vus. Je remettais à plus tard car je voulais y aller tous ensemble, ce qui posait des problèmes d'intendance.

Toujours est-il que j'ai ressenti comme un mauvais coup du sort. Je n'avais pas pu lui dire au revoir, je ne m'y attendais pas du tout et quelque part, je le pensais indestructible, il était si fort, si vivant. J'ai culpabilisé ma race. Nous nous sommes levés tôt pour arriver les premiers au salon funéraire. Il était toujours aussi beau, il avait même sa petite fossette ironique et ses yeux devaient être encore rieurs sous les paupières baissées. Je me suis bien tenu, mais quand ma tante est arrivée, j'ai fondu en larmes. Et elle, retrouvant le côté cheftaine de son enfance, qui organise une ronde, qui nous prend par la main, qui nous crie "il est heureux, il a eu la mort qu'il a voulu, il nous regarde de là-haut et il nous aidera !" "Faisons une prière ensemble !"

C'est vraiment chouette les secours de la religion, mais moi j'y crois pas à toutes ces conneries, je suis comme un petit garçon qui a perdu son modèle, je suis comme Brassens qui n'aurait pas dû "s'éloigner de son arbre". Des méchants viennent de l'abattre et je perds mes larmes comme il perd sa sève. Encore la famille. On se voit trop, ces temps-ci, va falloir freiner, moi je vous le dis. On suit tous le cortège jusqu'à une jolie petite église de plouc sans maisons autour. On me propose de pousser le cercueil à l'intérieur de l'église. Je dis oui, bêtement. Je me retrouve au second rang, juste derrière ma tante, au mépris de tout protocole. J'ai doublé les enfants de mon oncle. Quand l'église, bourrée à craquer d'amis, de voisins se met à défiler pour les condoléances, mes yeux recommencent à couler sans possibilité de leur dire d'arrêter, je n'ai pas de mouchoir et ma tante me rend fou. Son mari lui a dit de ne pas pleurer, et elle ne pleure pas. Elle sourit même à tous ces amis, pour les remercier, les réconforter. Comme tous ces gens l'aimaient.

On va casser une petite graine, se décrisper les zigomatiques trop sollicités, et puis il faut bien aller le brûler, puisque c'est la mode, on dirait. C'est dans un cimetière. J'aime bien l'ambiance, en principe, mais là, non, c'est bizarre. Comme ce poisson rouge frétillant dans son bocal, sur un caveau. On aura vu de tout, c'est bien. Ma cousine a trouvé un chêne encore debout. Elle l'enlace pour lui prendre un peu d'énergie, pour se redonner courage. C'est mon fourgon qui transporte les fleurs et les couronnes. Je n'aime pas les fleurs mais c'est surtout pour son volume que mon véhicule a été choisi. Le gag : personne de ma famille n'a pensé aux fleurs. On a tous tellement été saisis par la nouvelle. Même les membres "bien comme il faut", ceux qui savent ce qu'il faut faire et ne pas faire, ont complètement oublié les fleurs. Mon oncle part, dans son urne, et nous avec, dans le cortège, pour le petit cimetière adorable où sont rangés nos défunts. Mon oncle a été maire de ce petit village. Là aussi, des anciens amis viennent nous serrer la paluche. Le caveau est pas très entretenu car nous habitons tous loin, mais caché par les fleurs, ça fait illusion. Certains parlent de le recouvrir de marbre, qui ne demande pas d'entretien.

Il faudra qu'on en rediscute.

Au moment de prendre congé de toute la famille, je croise mon beauf' hypocondriaque, je lui fais la bise et la seule formule de politesse qui me vient à l'esprit c'est :

- Alors, il parait que c'est toi le prochain ?

Je sens toute une armada de regards sombres appartenant aux témoins auditifs de cette boutade anodine, se braquer méchamment sur moi.

Je ne bronche pas. Humour noir vaincra.