J'ai une petite passion pour les chansons d'avant 1950, avec un petit coup au cœur supplémentaire pour les années folles, cette période compliquée d'entre-deux-guerres où l'ambiance voyagea du grand OUF de soulagement avec les débordements de liberté que cela a suscité, au serrage de fesses le plus musclé qui soit quand on comprit que la paix était un état instable.

L'époque était manichéenne à choix multiples et parallèles. Le café-concert avait cédé sa place au music-hall où l'on allait se gorger les oreilles de rêves, de rires et de pleurs. Certains spectateurs se spécialisent, préférant l'humour et la distance, la "superficialité", la détente, croient-ils, à une vision plus sombre, plus austère de la vie ; sans voir que la comédie et le drame sont les deux faces du même Janus, les masques qui, de toute éternité ont permis de mettre en scène l'angoisse existentielle et métaphysique commune à tout être humain.

En écoutant Constantin le rieur par exemple, on sent bien l'odeur de la poudre et de la guerre qui s'approche. Par la suite, Georgius et sa chanson sur Hitler , Ouvrard ou la phénoménale Elle était souriante ont bien exprimé le sérieux sous-jaçant le comique.

Mais j'aimais également les grandes lyriques nous racontant des histoires terribles, dramatiques, des sentiments passionnés. Et la reine du drame, bien sûr, c'est la Grande Damia. Aujourd'hui, nous dirions qu'elle se la pétait grave, mais la jeune génération ne respecte plus rien.

Moi je gobais ses attitudes grandiloquentes à la limite du ridicule comme un petit verre de bonne mirabelle. Et je faisais sa publicité autour de moi.

J'avais 19 ans, j'étais timide, pas très sûr de moi et je dormais ce soir là chez mon oncle et ma tante de Sceaux qui avaient justement un invité-surprise. La conversation vint sur les lignes de la main et j'avouai que je tâtais de cette sorte de jeu de société. L'invité se montra intéressé et je me retrouvai dans sa chambre après le repas pour une lecture approfondie des plis de sa paume. Comme souvent et comme d'autres , il fut étonné par ce que j'ai pu dire sur lui sans le connaitre, il me posa des questions précises auxquelles je répondis du mieux que je pus et commença à me parler de lui plus intimement. L'ambigüité de la position, main dans la main tard dans la nuit avec un grand bel homme aux cheveux grisonnants commença à m'apparaitre. Nous étions en été, sous les toits, et de grosses gouttes me coulaient sur le front. Je lui parlai de ma passion pour Damia. Comme il ne connaissait rien d'elle, je lui ai fredonné le refrain de "Tu ne sais pas aimer". Je ne crois pas que quelqu'un d'autre m'ait depuis regardé avec un regard si ouvert, si respectueux, si ébloui.

Son interprétation à elle est ici

Je regagnai ma chambre.

Et le lendemain, le monsieur parti, comme je racontais à ma tante ma soirée, elle me regarda avec un drôle d'air et m'apprit qu'il était effectivement homosexuel.